Le texte anglais fait foi
The English text is authoritative
AFRICAN UNION | UNION AFRICAINE | UNIÃO AFRICANA | الاتحاد الافريقي
AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
AFFAIRE
KIJIJI ISIAGA
c.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE n° 032/2015
ARRÊT
21 MARS 2018
La Cour composée de : Sylvain Oré, Président; Ben KIOKO, Vice-président; Gérard NIYUNGEKO, El Hadji GUISSÉ, Rafâa BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Ntyam S. O. MENGUE, Marie-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA ; Juges ; et de Robert ENO, Greffier.
En l’affaire
Kijiji ISIAGA
Assurant lui-même sa défense
c.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
Représentée par
i) Mme Sarah MWAIPOPO, Attorney général adjoint par intérim et Directeur des Affaires constitutionnelles et des Droits de l’homme, Cabinet de l’Attorney général
ii) M. Baraka LUVANDA, Ambassadeur, Chef de l’Unité des affaires juridiques, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale
iii) Mme Nkasori SARAKIKYA, Directeur adjoint de la Division des droits de l’homme, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney général
iv) M. Elisha E. SUKA, Foreign Service Officer, Unité des affaires juridiques, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale
v) M. Mark MULWAMBO, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney général
Après en avoir délibéré,
rend l'arrêt suivant :
I. LES PARTIES
1. Le Requérant, le sieur Kijiji Isiaga, est un ressortissant de la République-Unie de Tanzanie. Il purge actuellement une peine de trente (30) ans de réclusion à la Prison centrale d’Ukonga à Dar es-Salaam (République-Unie de Tanzanie) suite à sa condamnation pour coups et blessures et vol aggravé.
2. L'État défendeur est la République-Unie de Tanzanie qui est devenue Partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommée « la Charte »), le 21 octobre 1986 et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole »), le 10 février 2006. Il a également déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole reconnaissant la compétence de la Cour pour connaître des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales, le 29 mars 2010. Il est également devenu Partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après dénommé « le Pacte ») le 11 juin 1976.
II. OBJET DE LA REQUÊTE
3. La requête porte sur des violations qui auraient résulté d’une procédure interne au terme de laquelle le Requérant a été condamné à trente (30) ans de réclusion et 12 coups de fouet pour coups et blessures et vol aggravé.
A. Les faits de la cause
4. Il ressort du dossier et des jugements des juridictions nationales que le 4 avril 2004, vers 20 heures, dans le village de Kihongera, District de Tarime, Région de Mara, trois individus munis d’une arme à feu et de machettes ont fait irruption au domicile de Dame Rhobi Wambura, enfonçant la porte de la maison où elle se trouvait avec ses deux enfants, les nommés Rhobi Chacha et Chacha Boniface.
5. Les assaillants ont ordonné à Rhobi et aux enfants de s’allonger face contre sol et ont déclaré être venus récupérer le capital décès du défunt mari de Rhobi et père des deux enfants. Face au refus de la famille de s’exécuter, deux d’entre eux ont blessé les deux enfants à la machette, puis la troisième personne qui montait la garde a tiré un coup de feu de sommation.
6. Dame Rhobi a conduit dans sa chambre à coucher les deux assaillants qui avaient attaqué les enfants et leur a remis la somme d’un million de Shillings tanzaniens (soit près de 450 dollars des États-Unis). Après avoir compté l’argent à la lueur de la lampe tempête qui éclairait les lieux, ils se sont enfuis, emportant également deux sacs pleins de vêtements.
7. Alertés par les appels au secours des victimes, plusieurs personnes sont accourues, dont le nommé Yusuf Bweru qui a affirmé plus tard dans sa déposition qu’il avait trouvé les victimes en pleurs, désignant leur voisin Bihari Nyankongo et son neveu (le Requérant) ainsi qu’un autre individu non identifié, comme étant les auteurs du forfait. Les victimes ont maintenu leurs accusations devant le sieur Anthony Michack, commandant du groupe d’autodéfense local, et par la suite au poste de police où elles ont été conduites.
8. L’enquête ouverte le 6 avril 2004, a permis de découvrir une balle non utilisée et une douille sur les lieux et d’appréhender le sieur Nyankogo. Celui-ci aurait reconnu les faits, restitué les vêtements volés à Dame Rhobi et ses enfants, dénoncé ses complices et fourni des renseignements sur le lieu où ils se trouvaient. C’est ainsi que le Requérant a été arrêté dans son village, le 7 avril 2004.
9. Mis en examen pour coups et blessures suivis de vol à main armée, infraction prévue et réprimée par les articles 228(i), 285 et 286 du Code pénal tanzanien, le Requérant a été déclaré coupable et condamné à trente (30) ans de réclusion et à 12 coups de fouet par le Tribunal de district de Tarime, dans l’affaire pénale n°213 de 2004.
10. La déclaration de culpabilité et la peine prononcée ont été par la suite confirmées par la Haute Cour de Tanzanie à Mwanza, le 5 août 2005 dans l’affaire pénale no 445 de 2005, et le 19 septembre 2012 par la Cour d’appel (appel en matière pénale no 192 de 2010).
B. Violations alléguées
11. Le Requérant soutient que les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur des éléments de preuve non fiables, notamment des témoignages et des pièces à conviction obtenues et exploités de façon irrégulière. Å cet égard, il allègue que l’identification visuelle sur laquelle les juridictions nationales ont fondé leurs décisions était entachée d’irrégularités pour les raisons suivantes :
i) « Les témoins n’ont pas indiqué où la lampe était posée et l’orientation de son faisceau de lumière entre eux et les assaillants durant l’attaque
ii) Les témoins n’ont pas mentionné la distance qui les séparait des assaillants pendant les faits.
iii) Les témoins n’ont pas décrit leur état d’esprit après l’attaque soudaine, ni comment ils avaient pu se maîtriser et obéir aux ordres et aux instructions des voleurs. Si les témoins connaissaient parfaitement les voleurs et s’ils les ont identifiés immédiatement après l’incident, pourquoi le Requérant a-t-il été arrêté chez lui deux jours après au lieu de prendre la fuite vers un autre lieu ?
iv) Si le Requérant et ses co-accusés étaient des familiers des témoins, comment pouvaient-ils perdre tant de temps sur les lieux du crime pour compter l’argent ?
v) Que l’attention de la Cour d’appel a été attirée sur la contradiction entre les faits et les éléments de preuve à charge. Le témoin PW3 a affirmé que PW1 n’avait dit à personne qu’il avait emporté l’argent volé chez lui à la maison alors qu’il avait dit auparavant que PW1 avait gardé l’argent pendant un mois. De plus, alors que PW2 a affirmé que les victimes avaient donné l’alerte pour être secourues et faire venir les voisins sur la scène de crime, il a affirmé que seul le coup de fusil l’avait poussé à s’y rendre ».
12. Le Requérant soutient que les effets dont le vol est allégué et qui ont été présentés devant le Tribunal de première instance comme pièces à conviction n’ont jamais été en sa possession. Il affirme que la Cour d’appel « ... a commis une erreur grave en appliquant la doctrine de la possession récente contre le Requérant alors qu’il a été établi lors du procès que les pièces à conviction alléguées étaient en possession du coaccusé ». Le Requérant affirme encore que la Cour s’est exclusivement fondée sur la non-contestation des pièces à conviction pour rejeter son appel.
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
13. La requête a été déposée le 8 décembre 2015.
14. Par notification datée du 25 janvier 2016 et conformément à l’article 35 (2) (a) du Règlement intérieur (ci-après dénommé « le Règlement ») , le Greffe a communiqué la requête à l’État défendeur, l’invitant à indiquer, dans un délai de 30 jours, les noms et adresses de ses représentants, conformément à l'article 35(4)(a) du Règlement et à faire connaître sa réponse dans les 60 jours suivant la réception de la notification, conformément à l'article 37 du Règlement.
15. Par notification du 11 février 2016, la requête a été transmise au Conseil exécutif de l’Union africaine et, par l’intermédiaire de la Présidente de la Commission de l’Union africaine, aux États parties au Protocole ainsi qu’aux autres entités, conformément à l’article 35(3) du Règlement.
16. Par lettre du 24 février 2016, l’État défendeur a demandé une prorogation du délai imparti pour répondre à la requête.
17. Par lettre du 8 juin 2016, le Greffe a informé l’État défendeur que la Cour avait fait droit à sa demande et qu’il devait déposer sa réponse dans un délai de trente (30) jours, à compter de la date de réception de la lettre.
18. L’État défendeur n’ayant pas déposé sa réponse dans le délai additionnel accordé, la Cour a décidé, d’office, par lettre datée du 19 octobre 2016, de lui accorder un délai supplémentaire de 30 jours pour le faire. Par la même lettre, la Cour a attiré l’attention des parties sur l’article 55 de son Règlement, relatif au jugement par défaut.
19. Le 11 janvier 2017, le Requérant a demandé à la Cour de rendre un arrêt par défaut.
20. Å sa quarante-quatrième session ordinaire tenue du 6 au 24 mars 2017, la Cour a décidé que, si l’État défendeur ne déposait pas sa réponse dans les quarante-cinq (45) jours suivant la réception de la lettre, elle rendrait un arrêt par défaut, dans l’intérêt de la justice. Par lettre datée du 20 mars 2017, le Greffe a notifié cette décision à l’État défendeur.
21. L'État défendeur a déposé sa réponse le 12 avril 2017.
22. Par lettre datée du 18 avril 2017, le Greffe a transmis copie de la réponse au Requérant, l’invitant à déposer sa réplique dans un délai de trente (30) jours.
23. Le Requérant a déposé sa réplique le 23 mai 2017.
24. Par lettre du 16 juin 2017, le Greffe a informé les parties que la procédure écrite était clôturée à compter du 14 juin 2017.
IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES
25. Le Requérant demande à la Cour de prendre les mesures suivantes :
i) « rétablir la justice là où elle été bafouée, annuler la déclaration de culpabilité ainsi que la peine prononcée et ordonner sa remise en liberté ;
ii) lui octroyer des réparations en vertu de l’article 27(1) du Protocole
iii) rendre toutes autres ordonnances que la Cour estime justes et appropriées ».
26. Dans sa réponse, l’État défendeur demande à la Cour de constater que la requête ne relève pas de sa compétence et qu’elle ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées aux articles 40(5) du Règlement, en ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, et 50(6) sur le délai raisonnable avant de saisir la Cour.
27. Sur le fond, l’État défendeur demande en outre à la Cour de prendre les mesures suivantes:
i) « dire que le gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n'a pas violé l'article 3(1) et (2) et l'article 7(1) (c) de la Charte ;
ii) dire que la Cour d’appel a examiné tous les moyens d’appel et correctement apprécié les éléments de preuve devant elle et confirmé que la déclaration de culpabilité du Requérant était fondée
iii) dire que la Cour d’appel a estimé à juste titre que la doctrine de la possession récente et l’identification visuelle du Requérant étaient appropriées et suffisantes pour prononcer une déclaration de culpabilité
iv) rejeter la requête au motif qu’elle n’est pas fondée
v) décider de ne pas octroyer de réparation en faveur du Requérant ».
V. SUR LA COMPÉTENCE
28. Conformément à l’article 39 (1) de son Règlement, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence … ».
29. En l’espèce, la Cour prend note des observations de l’État défendeur que celui-ci ne conteste que sa compétence matérielle. Toutefois, la Cour entend s’assurer qu’elle a également la compétence personnelle, temporelle et territoriale pour connaître de la présente requête.
A. Exception d’incompétence matérielle
30. L’État défendeur soutient que la Cour n’est pas compétente pour connaître de la présente requête, dans la mesure où celle-ci porte sur l’évaluation des preuves, l’annulation des déclarations de culpabilité et des peines prononcées par les juridictions internes. De l’avis de l’État défendeur, ces questions ont déjà été tranchées par la plus haute juridiction de Tanzanie et la Cour de céans ne saurait les réexaminer à nouveau sans se constituer en juridiction d’appel et réformer des arrêts rendus par la Cour d’appel de Tanzanie.
31. Pour sa part, le Requérant maintient que la Cour est compétente pour connaître de la requête, du fait que celle-ci soulève des questions portant sur l’application des dispositions de la Charte, du Protocole et du Règlement.
* * *
32. En vertu des articles 3(1) du Protocole et 26(1) (a) de son Règlement, la Cour a la compétence matérielle pour connaître de « toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ».
33. Conformément à ces dispositions, la Cour exerce sa compétence dès lors que l’objet de la requête concerne des violations alléguées des droits protégés par la Charte ou par tout autre instrument international relatif aux droits de l’homme et ratifié par un État partie[1].
34. De toute évidence, la Cour n'est pas une instance d'appel pour confirmer ou infirmer les jugements des juridictions nationales en se fondant simplement sur la manière dont elles ont apprécié les éléments de preuve pour tirer une conclusion particulière[2]. Il est également bien établi dans la jurisprudence de la Cour que lorsque des violations alléguées des droits de l'homme se rapportent à la manière dont les preuves ont été examinées par les tribunaux nationaux, la Cour est compétente pour apprécier si cet examen est conforme aux normes internationales en matière de droits de l’homme[3].
35. En l’espèce, la Cour relève que le Requérant soulève des questions relatives à la violation des droits de l’homme protégés par la Charte. Elle fait également observer que les allégations du Requérant portent essentiellement sur l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions internes de l’État défendeur, ce qui n’empêche pas la Cour de se prononcer sur de telles allégations. La Cour rejette donc l’exception soulevée par l’État défendeur selon laquelle la requête amènerait la Cour à siéger en tant que juridiction d’appel si elle réexaminait les éléments de preuve sur la base desquels les juridictions internes ont condamné le Requérant.
36. La Cour en conséquence, déclare qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de la présente requête.
37. La Cour relève que les autres aspects de sa compétence n’ont pas été contestés par l’État défendeur et qu’aucun élément du dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente. Elle déclare en conséquence :
(i) qu’elle a la compétence personnelle, dans la mesure où la requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie, qui est un État Partie à la Charte et au Protocole et qui a fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole qui permet au Requérant de saisir directement la Cour, en vertu de l’article 5 (3) du Protocole.
(ii) qu’elle a la compétence temporelle, étant donné que les violations alléguées dans la présente requête continuent, en ce sens que le Requérant reste condamné et purge actuellement une peine de trente (30) ans de réclusion pour des motifs qu’il estime entachés d’irrégularités[4];
(iii) qu’elle a la compétence territoriale, dans la mesure où les faits de la cause se sont produits sur le territoire d'un État Partie au Protocole, à savoir l'État défendeur.
38. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente requête.
VI. SUR LA RECEVABILITÉ
39. En vertu l’article 39 (1) du Règlement, « La Cour procède à l’examen préliminaire […] des conditions de recevabilité de la requête telle que prévues par les articles […] 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».
40. L’article 40 du Règlement, qui reprend la substance de l’article 56 de la Charte est libellé comme suit :
« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6 (2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat;
2. être compatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ;
3. ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
4. ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. être postérieures à l’épuisement des recours internes, s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ; et
7. ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément, soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit de dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ».
A. Conditions de recevabilité en discussion entre les parties
41. L’État défendeur a soulevé deux exceptions relatives à l‘épuisement des voies de recours internes et au dépôt de la requête dans un délai raisonnable, postérieur à l’épuisement des voies de recours internes.
42. L’État défendeur soutient qu’au lieu de saisir la Cour de céans, le Requérant avait la possibilité d’exercer deux recours devant les juridictions internes pour remédier à ses griefs ; il avait la possibilité de saisir la Cour d’appel de Tanzanie d’un recours en révision de sa décision ou d’un recours en inconstitutionnalité, en vertu de la Loi sur l’application des droits et des devoirs fondamentaux (chap. 3, édition révisée de 2002), portant sur les violations alléguées de ses droits.
43. Dans sa réplique, le Requérant fait valoir qu’il a déposé sa requête après avoir épuisé les voies de recours internes, c’est-à-dire après que le Cour d’appel de Tanzanie, qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur, eut rejeté son appel.
* * *
44. La Cour relève que toute requête déposée devant elle doit remplir l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes disponibles, à moins qu’il soit démontré que ces voies de recours sont inefficaces ou insuffisantes, ou que les procédures suivies devant les juridictions internes se sont prolongées de façon anormale[5]. Dans l’affaire Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. République du Kenya, la Cour a fait observer que « la règle de l’épuisement des recours internes renforce et maintient la primauté des systèmes nationaux de protection des droits de l’homme par rapport à la Cour »[6]. Il s'ensuit qu’en principe, la Cour n'a pas une compétence de première instance pour connaître d’une question qui n'a pas été soulevée au niveau national.
45. Il est de jurisprudence constante de la Cour que l’exigence de l’épuisement des recours internes ne s’applique qu’aux voies de recours judiciaires ordinaires.[7]
46. S’agissant d’un recours en inconstitutionnalité sur la violation alléguée des droits du Requérant, la Cour a déjà fait observer, dans l’affaire Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie qu’il s’agit là d’un recours extraordinaire dans le système judiciaire tanzanien que le Requérant n’était pas tenu d’épuiser ce recours avant de la saisir[8].
47. Au sujet du recours en révision de l’arrêt de la Cour d’appel, la Cour a également établi dans l’affaire mentionnée plus haut qu’il s’agit également d’un recours extraordinaire dans le système judiciaire tanzanien et que le Requérant n'était pas tenu d’épuiser avant de la saisir[9].
48. En l’espèce, la Cour relève qu’il ressort du dossier que le Requérant a suivi a procédure requise en matière pénale jusqu’à la Cour d’appel, qui est la plus haute juridiction de l'État défendeur, avant de la saisir. Elle estime donc que le Requérant a épuisé les voies de recours internes disponibles dans le système judiciaire de l'État défendeur.
49. En conséquence, la Cour rejette l’exception tirée du non épuisement des voies de recours internes.
50. L’État défendeur fait valoir que même si la Cour de céans venait à conclure que le Requérant a épuisé les voies de recours internes, elle devrait néanmoins rejeter sa requête, étant donné que celle-ci n’a pas été introduite dans un délai raisonnable après l'épuisement des voies de recours internes, conformément au Règlement. Å cet égard, l’État défendeur soutient que même si l’article 40 (6) du Règlement ne définit pas clairement ce qui constitue un délai raisonnable, la jurisprudence internationale des droits de l'homme a considéré qu’une période de six mois est un délai raisonnable.
51. Dans sa réplique, le Requérant fait valoir qu’il a eu connaissance de l'existence de la Cour pour la première fois en 2015 et étant donné qu'il est profane en la matière et qu’il n’était pas représenté par un avocat, sa requête doit être considérée comme ayant été déposée dans un délai raisonnable.
* * *
52. La Cour relève que l’article 56(6) de la Charte n’indique pas de délai précis dans lequel elle peut être saisie d’une requête. L’article 40(6) du Règlement prévoit « […] un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».
53. Dans l’affaire Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, la Cour a conclu que « le caractère raisonnable du délai de saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être déterminé au cas par cas»[10]. Pour cette raison, compte tenu des circonstances de chaque affaire, la Cour détermine d’abord la date à partir de laquelle le délai doit être calculé et ensuite si la requête a été déposée dans un délai raisonnable à partir de cette date.
54. En l'espèce, la Cour relève que l’arrêt de la Cour d'appel, dans le recours en matière pénale n°182 de 2010, a été rendu le 19 décembre 2012. La requête a été déposée devant la Cour le 8 décembre 2015, soit deux (2) ans et onze (11) mois après la date de l’arrêt de la Cour d'appel. La question essentielle est celle de savoir si cette période peut être considérée comme raisonnable compte tenu de la situation particulière du Requérant.
55. L’État défendeur ne conteste pas le fait que Requérant est profane, indigent et incarcéré, sans connaissance juridique ni assistance judiciaire[11]. Dans ces circonstances, il est plausible que le Requérant n’était pas informé de l’existence de la Cour et de la manière de la saisir.
56. Compte tenu de ces circonstances, la Cour considère que la période de deux (2) ans et onze (11) mois qui s’est écoulée avant le dépôt de la présente requête est un délai raisonnable et rejette en conséquence l'exception soulevée par l’État défendeur à cet égard.
57. Ne sont pas en discussion entre les Parties, les conditions relatives à l’identité du Requérant, à la compatibilité de la Requête avec l’Acte constitutif de l’Union africaine, au langage utilisé dans la Requête, à la nature des preuves, et au principe selon lequel la requête ne doit pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies ou de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine (alinéas 1, 2, 3, 4 et 7 de l’article 40 du Règlement).
58. La Cour relève également que rien dans le dossier devant elle n’indique que l’une quelconque de ces conditions n’a pas été remplie. Elle estime en conséquence que ces conditions de recevabilité ont été pleinement réunies en l'espèce.
59. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la présente requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare en conséquence recevable.
60. Le Requérant soutient que l’identification visuelle faite par les victimes était entachée d’irrégularités. Il affirme que les témoins n’ont pas indiqué la distance qui les séparait des assaillants au moment du crime ; qu’ils n’ont indiqué ni l’endroit où se trouvait la lampe ni l’orientation du faisceau de lumière ; qu’ils n’ont pas non plus décrit leur état d’esprit après cette attaque-surprise, ils n’ont pas non plus expliqué comment ils ont pu obéir aux ordres des assaillants.
61. Toujours selon le Requérant, même si les témoins ont affirmé qu’ils connaissaient parfaitement les agresseurs, il n’a été interpellé que deux jours après la date du crime malgré sa présence dans les environs. Il fait valoir que la déclaration des victimes selon laquelle les assaillants ont pris le temps de compter l’argent devant elles est contraire au bon sens, dans la mesure où les agresseurs ne le feraient pas devant les victimes sachant que celles-ci les connaissaient. Il soutient enfin que le sieur Yusuf Bwiri, témoin à charge arrivé peu après sur les lieux du crime, n’a pas allégué avoir vu les assaillants, mais avoir simplement entendu les victimes prononcer leurs noms.
62. Pour sa part, l’État défendeur réaffirme que la Cour de céans n’est pas habilitée à apprécier des éléments de preuve présentés devant le tribunal de première instance, mais plutôt à déterminer si les procédures dûment établies par les lois du pays ont été respectées. Autrement, ce serait s’attribuer les pouvoirs d’une juridiction d’appel, compétence que ne lui reconnaissent ni la Charte, ni le Protocole, ni même son propre Règlement.
63. L’État défendeur soutient encore que les allégations du Requérant visent à obliger la Cour à évaluer la manière dont ses juridictions internes ont apprécié les éléments de preuve. Il fait valoir à cet égard, que lors du procès du Requérant, cinq témoins à charge avaient été entendus et que cinq pièces avaient été versées au dossier. Le Requérant a présenté ses moyens de défense après avoir eu suffisamment le temps de les préparer. Selon l’État défendeur, c’est après avoir soigneusement examiné tous les éléments de preuve présentés, y compris ceux relatifs à l’identification visuelle, que le Tribunal de première instance a reconnu le Requérant coupable et que la Haute Cour et la Cour d’appel ont confirmé cette déclaration de culpabilité.
64. Toujours selon l’État défendeur, les juridictions internes ont reconnu le Requérant coupable après un examen minutieux et approprié de l’ensemble des preuves. Il réitère que la Cour devrait s’en remettre aux conclusions des juridictions internes lorsque les procédures dûment établies par les lois du pays ont été respectées.
* * *
65. La Cour tient à rappeler que les juridictions nationales jouissent d’une large marge d’appréciation dans l’évaluation de la valeur probante des éléments de preuve. En tant que juridiction internationale des droits de l’homme, la Cour ne peut pas se substituer aux juridictions nationales pour examiner les détails et les particularités des preuves présentées dans les procédures internes.
66. Toutefois, le fait qu’une allégation soulève des questions sur la manière dont les preuves ont été examinées par les juridictions nationales n’empêche pas la Cour de déterminer si la procédure interne a respecté les normes internationales relatives aux droits de l’homme. Dans son arrêt dans l’affaire Mohammed Abubakari c. Tanzanie, la Cour s’est prononcée comme suit :
« S’agissant en particulier des preuves qui ont servi de base à la condamnation du Requérant, la Cour estime qu’il ne lui revient pas en effet de se prononcer sur leur valeur pour revoir cette condamnation. Toutefois, elle considère que rien ne lui interdit d’examiner ces preuves, comme éléments du dossier qui lui est soumis, afin de savoir si, de façon générale, la manière dont le juge national les a appréciées a été conforme aux exigences d’un procès équitable au sens notamment de l’article 7 de la Charte »[12].
67. À cet égard, la Cour fait observer qu’« un procès équitable requiert que la condamnation d’une personne à une sanction pénale et particulièrement à une lourde peine de prison, soit fondée sur des preuves solides »[13].
68. La Cour fait encore observer que lorsque la déclaration de culpabilité repose sur l’identification visuelle, tout risque d’erreur doit être écarté et l’identité du suspect établie avec certitude. Ce principe est également admis dans la jurisprudence tanzanienne[14]. Cela exige que l’identification visuelle soit corroborée par d’autres preuves indirectes et fasse partie d’une description logique et cohérente de la scène du crime.
69. En l’espèce, il ressort du dossier que les juridictions internes ont condamné le Requérant sur la base des preuves d’identification visuelle présentées par trois témoins à charge, eux-mêmes victimes du crime. Ces témoins connaissaient le Requérant avant la date du crime, car celui-ci se rendait souvent chez son oncle, qui est le coaccusé. Les juridictions nationales ont minutieusement examiné les circonstances du crime pour écarter tout risque d’erreur et elles ont conclu que le Requérant et son coaccusé avaient formellement été identifiés comme étant les auteurs des crimes allégués.
70. La Cour relève également qu’outre le témoignage des victimes sur l’identité du Requérant et de son coaccusé, les juridictions nationales ont tenu compte des déclarations d’autres témoins à charge, à savoir le sieur Yusuf Bwiru et le commandant Anthony Michack. Elles ont aussi pris en compte les pièces à conviction recueillies sur les lieux du crime et auprès du coaccusé. Le sieur Yusuf Bwiru est arrivé sur les lieux du crime juste après le départ des assaillants et y a trouvé les victimes terrifiées et en pleurs, appelant au secours et toutes citant les noms du Requérant et de son coaccusé comme assaillants.
71. La Cour relève encore que dans le dossier, le Requérant n’a pas contesté l’utilisation des pièces à conviction comme moyens de preuve. Dans leur déposition devant le commandant régional, le sieur Anthony Michack, les victimes ont donné une description cohérente du crime et des assaillants. Le Requérant n’a invoqué aucune raison apparente pour laquelle les victimes pourraient mentir et n’a fourni aucune preuve contraire pour réfuter la déposition des témoins à charge. La preuve fournie par l’identification visuelle des victimes fait partie d’une description cohérente du lieu du crime et de l’identité du Requérant.
72. Selon le Requérant, les victimes n’ont pas indiqué la distance qui les séparait des assaillants, qu’il n’a été arrêté que deux jours après la commission du crime, que les voleurs n’auraient pas pu compter l’argent devant les victimes sachant que celles-ci les connaissaient et que les victimes n’ont pas indiqué l’emplacement ni le sens du faisceau de la lampe. Ces allégations restent des détails dont l’appréciation devrait être laissée aux juridictions nationales.
73. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’appréciation des faits ou des preuves par les juridictions internes ne révèle aucune erreur manifeste et qu’elle n’a entraîné aucun déni de justice à l’égard du Requérant, qui nécessiterait son intervention. Elle rejette en conséquence, l’allégation du Requérant selon laquelle le témoignage relatif à l’identification visuelle invoqué par la Cour d’appel était erroné.
74. Le Requérant affirme encore que l’État défendeur a violé l’article 7 (1) (c) de la Charte. Il soutient par la suite que compte tenu de « l’inégalité des armes qui prévaut dans le système des poursuites judiciaires de l’État défendeur, dans lequel s’opposent, d’un côté, le Ministère public, épaulé par des juristes professionnels et de l’autre, un accusé pauvre, profane et sans l’assistance d’un avocat, fait que dans ces circonstances, l’on ne saurait dire qu’il a bénéficié de l’égale protection de la loi et du droit à un procès équitable ».
75. L’État défendeur rejette ces allégations et maintient que le Requérant a bénéficié du droit d’être entendu et de se défendre lui-même en présence de son coaccusé et des témoins, qu’il a eu l’occasion de contre-interroger tous les témoins à charge et qu’il avait le droit d’interjeter appel. L’État défendeur reconnaît que le Requérant n’a pas bénéficié de l’assistance d’un avocat durant le procès, mais soutient qu’il n’avait pas sollicité cette assistance pourtant prévue dans sa Loi n° 21 de 1969 sur l’assistance judiciaire.
* * *
76. En vertu de l’article 7 (1) (c) :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
[…] c. le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ».
77. Même si l’article 7 (1) (c) de la Charte garantit le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix, la Cour relève cependant que la Charte ne prévoit pas expressément le droit à une assistance judiciaire gratuite.
78. Dans son arrêt Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, la Cour de céans a considéré que l’assistance judiciaire gratuite était un droit inhérent au procès équitable, en particulier le droit à la défense garanti à l’article 7 (1) (c) de la Charte[15]. Dans sa jurisprudence antérieure, la Cour a également établi qu'une personne accusée d'une infraction pénale a automatiquement droit à une assistance judiciaire gratuite, même si elle n'en a pas fait la demande, lorsque l’intérêt de la justice l’exige, en particulier si elle est indigente, l’infraction est grave et la peine prévue par la loi est lourde[16].
79. En l’espèce, il est sans conteste que le Requérant n’a pas bénéficié d’une assistance judiciaire gratuite tout au long de son procès. Le Requérant ayant été déclaré coupable de crimes graves, à savoir vol à main armée et coups et blessures, passibles de peines lourdes respectivement de 30 ans et de 12 mois d’emprisonnement, il ne fait aucun doute que l’intérêt de la justice justifiait l’octroi d’une assistance judiciaire gratuite dès lors que le Requérant n’avait pas les moyens requis pour s’attacher les services d’un conseil. À cet égard, l’État défendeur ne conteste pas l’indigence du Requérant et ne laisse pas entendre que celui-ci avait la capacité financière de rémunérer un avocat. Dans ces circonstances, il est manifeste que le Requérant aurait dû bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite. Le fait qu’il ne l’ait pas sollicitée est sans pertinence et n’exonère pas l’État défendeur de la responsabilité de lui en octroyer une.
80. La Cour en conclut dès lors que l’État défendeur a violé l’article 7 (1) (c) de la Charte.
81. Le Requérant affirme que lors de l’examen de son recours, la Cour d’appel n’a pas tenu compte de tous les faits ni des arguments pertinents qu’il a invoqués, concernant les preuves qui ont fondé sa déclaration de culpabilité. Il soutient que l’État défendeur a ainsi violé son droit fondamental garanti à l’article 3 (1) et (2) de la Charte qui exige que toutes les personnes aient droit à une égale protection de la loi.
82. Pour sa part, l’État défendeur soutient que l’article 13 (6) de sa Constitution prévoit une disposition similaire à celle de l’article 3 de la Charte, qui garantit le droit à une égale protection de la loi. Il affirme que le Requérant n’a pas fait l’objet de discrimination durant son procès et qu’il a été traité avec équité, conformément à la loi ; qu’il a bénéficié du droit d’être entendu et de se défendre en présence de ses accusateurs, et qu’il a eu l’occasion de contre-interroger tous les témoins et d’exercer son droit d’interjeter appel.
* * *
83. La Cour fait observer que l’article 3 de la Charte garantit le droit à l’égalité devant la loi et à l’égale protection de la loi en ces termes :
« 1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi.
2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
84. La Cour note que le droit à une égale protection de la loi signifie que «la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique et de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation »[17]. La Cour note que ce droit est reconnu et garanti par la Constitution de l’État défendeur. Les dispositions pertinentes (articles 12 et 13) de la Constitution consacrent ce droit dans les mêmes termes que la Charte, en interdisant notamment toute discrimination.
85. Le droit à l’égalité devant la loi signifie également que « [t]ous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice »[18]. En l’espèce, la Cour relève que la Cour d’appel a examiné tous les moyens invoqués par le Requérant et conclu que son recours était dénué de tout fondement. Dans l’intérêt de la justice, le Requérant a été autorisé à déposer son acte d’appel après le délai fixé par la législation interne et la Cour d’appel a dument examiné ses griefs[19]. À cet égard, la Cour de céans ne considère pas que le Requérant a été traité de façon inéquitable ou qu’il a subi un traitement discriminatoire pendant la procédure devant les juridictions internes.
86. Le Requérant n’a donc pas suffisamment étayé l’argument selon lequel son droit à l’égalité devant la loi ou à une égale protection de la loi a été violé. En conséquence, la Cour rejette l’allégation selon laquelle l’État défendeur a violé les alinéas 1 et 2 de l’article 3 de la Charte.
Le Requérant soutient encore que la Cour d’appel a violé le droit garanti à l’article 2 de la Charte, pour ne pas avoir apprécié correctement les éléments de preuve obtenus durant son procès. Pour sa part, l’État défendeur soutient que la Cour d’appel a convenablement évalué l’appel du Requérant et n’a déclaré celui-ci coupable qu’après avoir apprécié un ensemble de faits et d’éléments de preuve les corroborant.
* * *
87. L’article 2 de la Charte dispose que :
Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte sans distinction aucune, notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
88. Le principe de non-discrimination interdit strictement tout traitement différencié entre les personnes se trouvant dans des contextes similaires sur la base d’un ou plusieurs des motifs énumérés à l’article 2 ci-dessus ou toute autre situation[20].
89. En l’espèce, le Requérant se contente d’affirmer que la Cour d’appel a violé son droit de ne pas faire l’objet de discrimination, sans indiquer le type de traitement discriminatoire qu’il aurait subi par rapport aux personnes se trouvant dans la même situation que lui, sans préciser non plus les motifs de discrimination interdits à l’article 2 de la Charte qui auraient fondé cette discrimination. Il ne suffit pas d’alléguer simplement que la Cour d’appel n’a pas dûment examiné les preuves sur lesquelles repose la déclaration de culpabilité ; le Requérant aurait dû fournir des informations à l’appui, pour conclure à une violation du droit de ne pas subir de discrimination. Le Requérant aurait dû apporter la preuve de son allégation.
90. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le Requérant n’a pas été victime de pratiques discriminatoires constitutives de violation de son droit à ne pas subir de discrimination, tel qu’il est garanti par l’article 2 de la Charte.
91. Dans la présente requête, le Requérant demande à la Cour, entre autres, d’annuler la déclaration de sa culpabilité, d’ordonner sa remise en liberté, de lui octroyer d’autres réparations et d’ordonner toute autre mesure ou réparation qu’elle estime appropriée.
92. Pour sa part, l’État défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de réparation ainsi que toutes les autres mesures demandées par le Requérant.
93. L’article 27 (1) du Protocole dispose que « [l] orsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
94. S’agissant de la demande du Requérant aux fins d’annulation de la décision des juridictions nationales, la Cour réitère sa décision dans l’affaire Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi[21], à savoir qu’elle n’est pas une juridiction d’appel habilitée à annuler ou infirmer les décisions des juridictions internes. Elle rejette donc cette demande.
95. Pour ce qui est de la demande du Requérant tendant à ordonner sa remise en liberté, la Cour rappelle sa décision dans l’affaire Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie[22]. selon laquelle « elle ne peut ordonner la remise en liberté du Requérant que dans des circonstances exceptionnelles ou impérieuses ». En l’espèce, le Requérant n’a pas apporté la preuve de ces circonstances. La Cour rejette en conséquence sa demande de remise en liberté sans préjudice du pouvoir de l’État défendeur de le faire.
96. Pour ce qui est des autres formes de réparation, l’article 63 du Règlement dispose que « la Cour statue sur la demande de réparation... dans l’arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l’homme et des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, par un arrêt séparé ».
97. En l’espèce, la Cour fait observer qu'aucune des Parties n'a présenté d'arguments détaillés à ce sujet. Elle se prononcera en conséquence sur cette question à un stade ultérieur de la procédure après avoir entendu les Parties.
98. Dans leurs mémoires, ni le Requérant, ni l’État défendeur n’ont fait d’observation concernant les frais de procédure.
99. La Cour fait observer que l’article 30 de son Règlement dispose que « [à] moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
100. La Cour statuera sur la question des frais de procédure dans son arrêt séparé sur les autres formes de réparation.
101. Par ces motifs,
La COUR,
à l’unanimité :
Sur la compétence
i. Rejette l’exception d’incompétence matérielle ;
ii. Déclare qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité
iii. Rejette l’exception d’irrecevabilité ;
iv. Déclare la requête recevable ;
Sur le fond
v. Constate que l’État défendeur n’a pas violé les articles 2 et 3 (1) et (2) de la Charte relatifs au droit de ne pas être discriminé et au droit à une égale protection de la loi ;
vi. Constate que l’État défendeur n’a pas violé les droits du Requérant à la défense en ce qui concerne l’appréciation des preuves, conformément à l’article 7 (1) de la Charte ;
vii. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à un procès équitable en ce qui concerne l’assistance judiciaire gratuite, prévu à l’article 7(1) (c) de la Charte ;
viii. Rejette la demande du Requérant d’ordonner sa remise en liberté, sans préjudice du pouvoir de l’État défendeur de prendre lui-même cette décision ;
ix. Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier aux violations constatées et d’informer la Cour dans un délai de six (6) mois, à compter de la date du présent arrêt, des mesures ainsi prises ;
x. Réserve sa décision sur les autres formes de réparation et sur les frais de procédure ;
xi. Accorde au Requérant, conformément à l’article 63 du Règlement, un délai de trente jours (30) pour déposer ses observations sur la demande de réparations, et à l’État Défendeur, un délai de trente (30) jours à compter de la date de réception des observations écrites du Requérant pour y répondre ;
Ont signé :
Sylvain ORÉ, Président
Ben KIOKO, Vice-président
Gérard NIYUNGEKO, Juge
El Hadji GUISSÉ, Juge
Rafâa BEN ACHOUR, Juge
Ângelo V. MATUSSE, Juge
Ntyam S. O. MENGUE, Juge
Marie-Thérèse MUKAMULISA, Juge
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge
Chafika BENSAOULA, Juge ; et
Robert ENO, Greffier.
Fait à Arusha, ce vingt-unième jour du mois de mars de l’an deux mille dix-huit, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.