AFFAIRE
SÉBASTIEN GERMAIN AJAVON
C.
RÉPUBLIQUE DU BENIN
REQUÊTE N°013/2017
ARRÊT
(RÉPARATIONS)
28 NOVEMBRE 2019
La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président, Ben KIOKO, Vice-Président, Gérard NIYUNGEKO, El Hadji GUISSÉ, Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Juges et Robert ENO, Greffier.
En l’affaire :
Sébastien Germain AJAVON
Représenté par :
i. Me Marc BENSIMHON, avocat au Barreau de Paris ;
ii. Me Yaya POGNON, avocat au Barreau de Cotonou ;
iii. Me Issiaka MOUSTAPHA, avocat au Barreau de Cotonou.
contre
RÉPUBLIQUE DU BENIN
représentée par :
i. Me Cyrille DJIKUI, avocat au Barreau de Cotonou, ancien Bâtonnier ;
ii. Me Elie VLAVONOU KPONOU, avocat au Barreau de Cotonou ;
iii. Me Charles BADOU, avocat au Barreau de Cotonou.
Après en avoir délibéré,
rend le présent arrêt :
I. OBJET DE LA REQUÊTE
1. La Requête a été introduite par Sébastien Germain AJAVON (ci-après désigné « le Requérant »), homme d’affaires et homme politique béninois. Elle est dirigée contre la République du Bénin, (ci-après désignée « État défendeur »).
2. Dans sa Requête en date du 27 février 2017, le Requérant a allégué un certain nombre de violations de ses droits et a également soumis des demandes de réparation. Dans son arrêt sur le fond rendu le 29 mars 2019[1], la Cour a statué comme suit :
« Sur le fond :
xi. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à une égale protection de la loi garanti à l’article 3 de la Charte en ce que l’article 12 de la loi du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET n’établit pas l’égalité entre les parties ;
xii. Dit que l’État défendeur a violé l’article 5 de la Charte en portant atteinte à l’honneur, à la réputation et à la dignité du Requérant ;
xiii. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant d’être jugé par une juridiction compétente prévu à l’article 7(1)(a) de la Charte ;
xiv. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à la présomption d’innocence consacré à l’article 7(1)(b) de la Charte ;
xv. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant de faire valoir des éléments de preuve au sens de l’article 7(1)(c) de la Charte ;
xvi. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant de recevoir notification des charges et d’accéder au dossier de la procédure au sens de l’article 7(1)(c) de la Charte ;
xvii. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant de se faire représenter par un conseil au sens de l’article 14(3)(d) du PIDCP ;
xviii. Dit que l’État défendeur a violé le droit de propriété du Requérant prévu à l’article 14 de la Charte ;
xix. Dit que l’État défendeur a violé l’article 26 de la Charte en ne s’acquittant pas de son devoir de garantir l’indépendance des Tribunaux ;
xx. Dit que l’État défendeur a violé le droit du Requérant au double degré de juridiction garanti à l’article 14(5) du PIDCP en ce que l’article 19 alinéa 2 de la loi du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET dispose que les décisions de cette juridiction ne sont pas susceptibles d’appel ;
xxi. Dit que l’État défendeur a violé le principe « non bis in idem » prévu à l’article 14(7) du PIDCP ;
Sur les réparations
xxii. Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour annuler l’arrêt n°007/3C.COR rendu le 18 octobre 2018 par la CRIET de manière à en effacer tous les effets et de faire rapport à la Cour dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent arrêt.
xxiii. Dit qu’elle statuera sur les autres demandes de réparations à une phase ultérieure ;
Sur les frais de procédure
xxiv. Dit qu’elle statuera sur la demande de remboursement des frais de procédure à une phase ultérieure ».
3. Ayant constaté, dans son arrêt sur le fond, que l’État défendeur a violé les droits du Requérant et statué partiellement sur les réparations, la Cour a renvoyé sa décision sur les autres formes de réparations. En application de l’article 27(1) du Protocole, elle statue sur lesdites formes de réparations dans le présent arrêt.
II. BREF HISTORIQUE DE L’AFFAIRE
4. Le 27 février 2017, le Requérant a saisi la Cour d’une Requête alléguant que dans le cadre d’une procédure judiciaire engagée contre lui pour trafic international de drogue, l’État défendeur a violé une série de ses droits garantis par les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme.
5. Il a affirmé que suite à cette procédure, le Tribunal de première instance de première classe de Cotonou, par jugement rendu le 04 novembre 2016 l’a relaxé au bénéfice du doute pour trafic international de drogue. En octobre 2018, il a été de nouveau jugé et condamné à vingt ans de prison ferme par une nouvelle juridiction chargée de la répression des infractions économiques et du terrorisme dénommée « CRIET » pour la même affaire.
6. Le Requérant a aussi ajouté que dans la foulée de cette affaire de trafic international de drogue, l’administration des douanes a procédé à la suspension du terminal à conteneur de sa Société de Courtage, de Transit et de Consignation (SOCOTRAC SARL) tandis que la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication a de son côté procédé à la coupure des signaux de la station de radio diffusion Soleil FM ainsi que ceux de la chaine de télévision SIKKA TV dont il est l’actionnaire majoritaire.
7. L’État défendeur a contesté la recevabilité de la Requête et a aussi demandé à la Cour de rejeter toutes les demandes de réparations sollicitées par le Requérant.
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
8. Par ordonnance du 1er octobre 2019, la Cour a rabattu le délibéré et a rouvert la procédure écrite. Elle a adressé aux parties un certain nombre de questions portant sur la demande de réparation du préjudice lié à l’échec d’investissement dans le secteur du pétrole et leur a demandé de soumettre toutes pièces pertinentes y relatives.
9. Les parties ont déposé leurs réponses sur ce point.
IV. DEMANDES DES PARTIES
A. Demandes du Requérant
10. Le Requérant demande à la Cour de :
«
i. constater que lui, Président du Conseil du Patronat du Bénin, connu dans le monde des affaires a vu sa réputation ternie ;
ii. constater qu’il est une personnalité politique, candidat aux dernières élections présidentielles de mars 2016 ayant recueilli au premier tour 23% des suffrages et classé 3ème juste après l’actuel Chef de l’État du Bénin qui a eu 24% ;
iii. constater que cette affaire de trafic de drogue a jeté un discrédit sur sa personne et lui a causé divers préjudices évalués à la somme de cinq cent cinquante milliards (550 000 000 000) francs CFA dont il demande réparation ;
iv. ordonner à l’État défendeur de suspendre les lois ci-dessous jusqu’à ce qu’il les rende conformes aux instruments internationaux des droits de l’homme auxquels il est partie :
- loi n° 2018-13 du 02 Juillet 2018 modifiant et complétant la loi n° 2001-37 du 27 aout 2002 portant organisation judiciaire en République du Bénin modifiée et création de la cour de répression des infractions économiques et du terrorisme ;
- loi organique n° 2018-02 du 04 Janvier 2018, modifiant et complétant la loi organique n° 94-027 du 18 Mars 1999 relative au Conseil Supérieur de la magistrature ;
- loi n° 2017-05 du 29 Août 2017 fixant les conditions et la procédure d’embauche, de placement de la main d’œuvre et de résiliation du contrat de travail en République du Bénin ;
- loi n° 2018-23 du 26 Juillet 2018 portant charte des partis politiques en République du Bénin ;
- loi n° 2018-031 portant Code Électoral en République du Bénin ;
- loi n° 2017-044 du 29 décembre 2017 relative aux renseignements en République du Bénin ;
- loi n° 2017-20 du 20 Avril 2018 portant Code du numérique en République du Bénin ».
11. Dans ses observations additionnelles en date du 11 octobre 2019, le Requérant a demandé à la Cour de lui accorder, en sus de sa précédente demande de réparation, la somme de dix milliards (10 000 000 000) de francs CFA pour frais de justice supplémentaires et de constater la demande d’indemnisation de PHILLIA.
12. Il a en outre demandé à la Cour de constater la non application par l’État défendeur des mesures résultant de l’ordonnance du 7 décembre 2018 ainsi que de l’arrêt de la Cour en date du 29 mars 2019, notamment :
- Le refus d’annuler l’arrêt rendu par la CRIET et de lui déliver un casier judiciaire vierge et tous les « actes de l’autorité » ;
- L’interdiction faite à son parti politique, l’Union Sociale Libérale, ainsi qu’aux autres partis politiques de l’opposition de se présenter aux élections législatives du 28 avril 2019 et le déni du pluralisme politique au Bénin ;
- Le refus de la mainlevée des saisies effectuées sur son patrimoine ;
- La répression sanglante des manifestations et l’arrestation des leaders de l’opposition ;
- Les poursuites pénales contre Messieurs Yayi Boni et Lionel Zinsou.
B. Demandes de l’État défendeur
13. L’État défendeur prie la Cour de :
- rejeter les demandes du Requérant tendant à annuler ou à suspendre l’application de certaines lois votées par l’État défendeur conformément à sa Constitution ;
- rejeter toute idée de préjudice résultant d’une condamnation pénale prononcée en vertu d’une loi ;
- déclarer irrecevable la demande de remboursement des dépenses effectuées en exil ;
- rejeter toutes les demandes de réparation formulées par le Requérant ;
- reconventionnellement, condamner le Requérant à lui payer la somme d’un milliard cinq cent quatre-vingt-quinze millions huit cent cinquante mille (1 595 850 000) francs CFA à titre de dommages et intérêts.
14. L’État défendeur demande aussi à la Cour de :
- constater qu’en dépit des agréments provisoires, les sociétés BENIN OIL SA et WAF ENERGY n’ont daigné importer aucun produit pétrolier ;
- constater que la société PHILIA n’est pas partie au procès et rejeter sa demande d’indemnisation ;
- rejeter la demande de paiement de la somme de dix milliards (10 000 000 000) francs CFA au titre des frais de justice complémentaires ;
- dire que les nouvelles observations des parties doivent rester dans le champ de l’objet du rabat du délibéré.
V. SUR LES RÉPARATIONS
15. L’article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
16. La Cour rappelle ses arrêts antérieurs[2] en matière de réparation et réaffirme que pour examiner les demandes en réparation des préjudices résultants des violations des droits de l’homme, elle tient compte du principe selon lequel l’État reconnu auteur d’un fait internationalement illicite a l’obligation de réparer intégralement les conséquences de manière à couvrir l’ensemble des dommages subis par la victime.
17. La Cour retient également comme principe, l’existence d’un lien de causalité entre la violation et le préjudice allégué et fait reposer la charge de la preuve sur le Requérant qui doit fournir les éléments devant justifier sa demande[3].
18. Dans son arrêt du 29 mars 2019 sur le fond, la Cour a déjà relevé le lien de causalité entre la responsabilité de l’État défendeur et les violations constatées, en l’occurrence la violation des articles 3, 5, 7(1)(a), (b) (c) et 26 de la Charte et 14(3)(d), 14(5) et 14(7) du PIDCP.
19. La Cour a aussi établi que « la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis[4] ». En outre, les mesures de réparation doivent, selon les circonstances particulières de chaque affaire, inclure la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime et les mesures propres à garantir la non répétition des violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire[5].
20. Par ailleurs, la Cour réitère qu’elle a déjà établi que les mesures de réparation des préjudices résultants des violations des droits de l’homme doivent tenir compte des circonstances de chaque affaire et l’appréciation de la Cour s’opère au cas par cas[6].
A. Sur les réparations demandées par le Requérant
21. Dans la présente affaire, la Cour relève qu’au regard des demandes de réparations exprimées par le Requérant, les unes sont pécuniaires et les autres non pécuniaires.
1) Réparations pécuniaires
22. Le Requérant soutient que la violation de ses droits par l’État défendeur lui a causé d’énormes préjudices économiques en terme de dépréciation de ses avoirs en capital et de pertes d’opportunités d’affaires. Il soutient également qu’il a subi un préjudice moral important du fait des atteintes à son honneur et à sa réputation et précise que la réparation de tous ces préjudices est évaluée à cinq cent cinquante milliards (550 000 000 000) de francs CFA.
23. L’État défendeur conteste le quantum global des réparations et fait valoir que dans la Requête initiale le montant total de la réparation s’élevait à deux cent cinquante milliards (250 000 000 000) de francs CFA et non à cinq cent cinquante milliards (550 000 000 000) de francs CFA tel qu’il ressort des conclusions du Requérant en date du 27 décembre 2018. Il estime que le montant réclamé correspond à la moitié de son budget national annuel et suffit à lui seul pour établir le caractère ubuesque et fantaisiste des demandes du Requérant.
i. Préjudice matériel
24. Le Requérant expose que les procédures judiciaires engagées par les juridictions de l’État défendeur contre lui dans l’affaire de trafic international de drogue ont ruiné ses affaires jadis prospères. Il explique que les pertes subies résultent les unes de la baisse du chiffre d’affaires et les autres de la perte d’opportunité d’affaires avec ses partenaires. Il demande également à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de lui rembourser les dépenses liées aux procédures judiciaires nationales et celles effectuées pendant son exil en France.
a) Préjudice lié à la baisse du chiffre d’affaires
25. Le Requérant soutient que depuis le déclenchement de l’affaire de trafic international de drogue, il a enregistré une baisse du chiffre d’affaires sur toutes ses sociétés et mentionne à cet effet les dix sociétés suivantes : SOCOTRAC SARL, SOLEIL FM SARL, SIKKA TV SA, COMON SA, JLR SA, SGI L’ELITE, CAJAF SA, AGRO PLUS SA, IDEAL PRODUCTION SARL et BENIN OIL ENERGY SA.
26. Il affirme que la baisse du chiffre d’affaires des sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL a entrainé la dévalorisation patrimoniale de ses parts sociales à raison respectivement de 60% et 45%, soit une perte de un milliard huit cent vingt et un millions cinquante-cinq mille six cent soixante-neuf (1 821 055 669) francs CFA pour la première et cent trente-neuf millions quatre cent soixante et onze mille vingt-trois (139 471 023) francs CFA pour la seconde. D’où une perte estimée à un total de un milliard neuf cent soixante millions cinq cent vingt-six mille six cent quatre-vingt-douze (1 960 526 692) francs CFA au 31 décembre 2017.
27. Le Requérant explique que le déclin de ses affaires est essentiellement dû à la perte de confiance de ses partenaires qui ont résilié leurs contrats de fournitures de marchandises ou annulé les facilités de crédits. Il ajoute que toutes les sociétés dans lesquelles il détient des parts sociales ont fait l’objet d’attaques graves et arbitraires entrainant pour lui des préjudices économiques importants.
*
28. L’État défendeur réfute toute idée de réparation au profit du Requérant et soutient qu’aucune des conditions requises en droit pour obtenir réparation n’est remplie. Il soutient qu’il ne suffit pas d’invoquer un préjudice pour obtenir réparation, mais il faut que celui-ci présente un caractère suffisamment certain et qu’il y ait un lien entre le préjudice et le fait générateur.
29. Partant de ces observations, l’État défendeur prie la Cour de rejeter toutes les demandes de réparation formulées par le Requérant comme mal fondées et injustifiées.
* * *
30. La Cour fait observer que les réclamations relatives au préjudice matériel résultant de la violation d’un droit du Requérant doivent être étayées par des éléments de preuves suffisants et soutenus par des explications qui établissent le lien entre la perte alléguée et la violation constatée.
31. En l’espèce, la Cour note que le Requérant a joint à sa demande plusieurs pièces notamment des copies du bilan comptable des sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL, des documents d’étude de marché et les statuts d’autres sociétés dans lesquelles il détient des parts sociales.
32. La Cour note en outre que le Requérant a également joint à sa demande une lettre en date du 31 mars 2017 par laquelle Atradius- Assurance – Crédit, qui assurait les crédits des commandes pour le compte de la COMON SA, a notifié au Requérant la réduction de sa couverture à quatre cent mille (400 000) euros au lieu de deux millions cinq cent mille (2 500 000) euros et ceci, dit-il, en raison de l’affaire de trafic international de drogue qui l’a mis en cause.
33. Suite à ce qu’ils ont appelé une « alerte confirmant que tous les évènements liés à l’actualité béninoise évoquent l’affaire de drogue de 2016 », d’autres assureurs-crédit, en l’occurrence La Coface, le Groupama et Euler Hermes ont également annulé leur assurance-crédit et exigé le paiement sans délai des encours. La Heidemark GmbH a, quant à elle, réduit son assurance-crédit de un million trois cent mille (1 300 000) euros à quatre cent mille (400 000) euros tandis que la Vim Busschaert a réduit sa couverture pour la limiter à vingt mille (20 000) euros.
34. La Cour constate que la dévalorisation patrimoniale des parts sociales du Requérant dans les sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL est liée à la perte de confiance de ses partenaires à raison de l’affaire de trafic de drogue, à la suspension du terminal à conteneurs de la SOCOTRAC SARL et au retrait de son agrément de commissionnaire en douane.
35. Dans l’arrêt sur le fond, la Cour a conclu que le fait pour l’État défendeur de suspendre le terminal à conteneurs de la SOCOTRAC SARL et de lui retirer l’agrément de commissionnaire en douane violait l’article 14 du PIDCP. Elle relève, en outre, que le lien entre les violations des articles 5 et 7(1)(c) de la Charte constaté dans l’arrêt sur le fond et le préjudice subi par le Requérant est établi.
36. La Cour note que la baisse du chiffre d’affaires dans les sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL a entrainé pour le Requérant une perte de bénéfice ainsi qu’une perte de valorisation patrimoniale de ses parts sociales.
Pertes de bénéfices
37. S’agissant des pertes de bénéfice, il ressort des pièces produites par le Requérant en date du 13 août 2018 et reçues au Greffe le 17 août 2018 qu’entre 2015 et 2017, les sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL ont respectivement enregistré une perte de bénéfice net de sept milliards deux cent millions cinq cent soixante-huit mille sept cent soixante et quatre (7 200 568 764) francs CFA et de quatre-vingt-sept millions trois cent soixante-dix-huit mille neuf cent cinq (87 378 905) francs CFA calculé sur la base du bénéfice réalisé par chacune d’elles en 2015.
38. À cet égard, et compte tenu de ce que lesdites pertes découlent des violations des droits du Requérant, la Cour lui accorde le bénéfice de la réparation au prorata de ses parts sociales qui représentent respectivement 60% à la COMON SA et 40% à la SOCOTRAC, soit la somme totale de quatre milliards trois cent cinquante-neuf millions six cent soixante et un mille sept cent soixante-cinq (4 359 661 765) francs CFA.
39. Par contre, s’agissant de la baisse du chiffre d’affaires et des pertes de bénéfice sur les sociétés JLR SA, SGI L’ELITE, CAJAF SA et IDEAL PRODUCTION SARL, la Cour observe que le Requérant se borne à produire comme documents justificatifs, les statuts desdites sociétés sans dire en quoi consistent les pertes qu’il a subies et la valeur chiffrée de celles-ci. Le Requérant n’ayant pas étayé sa demande par des pièces justificatives, celle-ci est rejetée.
Dévalorisation des parts sociales
40. S’agissant de la dévalorisation des parts sociales du Requérant, il ressort des pièces du dossier, notamment des copies des bilans comptables que celles-ci ont connu une baisse de valeur chiffrée à un milliard huit cent vingt et un millions cinquante-cinq mille six cent soixante-neuf (1 821 055 669) francs CFA pour la COMON SA et cent trente-neuf millions quatre cent soixante et onze mille vingt-trois (139 471 023) francs CFA pour la SOCOTRAC SARL.
41. Pour accorder à la société requérante le paiement de la totalité de la diminution de sa participation au capital de la Société Sovtransavto – Lougansk, la Cour européenne, dans l’arrêt Sovtransavto Holding c. Ukraine[7], a estimé que même si elle ne peut pas spéculer sur ce qu’eut été l’issue du procès si l’État avait respecté ses obligations positives sous l’angle de l’article 1 du Protocole n°1, elle prend en compte la situation dans laquelle s’est retrouvée la Requérante dont le droit à un procès équitable a été violé.
42. S’inspirant de cet arrêt, la Cour de céans estime que dans la présente espèce, la dépréciation de la valeur des parts sociales du Requérant étant liée à l’affaire de trafic de drogue et aux violations de son droit au procès équitable, elle lui accorde le remboursement de la totalité de la perte enregistrée, soit un milliard neuf cent soixante millions cinq cent vingt-six mille six cent quatre–vingt-douze (1 960 526 692) francs CFA en guise de réparation.
b) Préjudice lié à la perte d’opportunité d’affaires dans le secteur du pétrole
43. Le Requérant expose que, dès le début de l’année 2016 il a entrepris, en partenariat avec le GROUP PLILIA Ltd, une série de négociations et d’actes en vue de commercialiser sur le marché béninois et dans les pays de l’interland les produits du pétrole, les lubrifiants, le gaz domestique et industriel à travers deux structures.
44. La première, la BENIN OIL ENERGY SA dont le Requérant est l’unique actionnaire[8] et qui devrait s’implanter dans 21 localités au Bénin avec des pompes trottoirs, 21 stations-services et 11 points de vente de produits dérivés du pétrole, de lubrifiants, du gaz domestique et industriel. À court terme, entre 2016 et 2018, BENIN OIL ENERGY SA prévoyait la construction de 3 stations-services d’une capacité de 500 à 20 000 m3 et 3 points de vente. Elle estimait acquérir et commercialiser localement 22 000 tonnes métriques de gasoil par mois avec un chiffre d’affaires de dix milliards sept cent quatre-vingt-dix-sept millions neuf cent trente-sept mille neuf cent vingt (10 797 937 920) francs CFA et réaliser un bénéfice mensuel de sept cent quatre-vingt-quinze millions trois cent cinquante-deux mille six cent quarante (795 352 640) francs CFA, soit 36,15 francs CFA de bénéfice par litre.
45. La seconde, la société WAF ENERGY SA, dont PHILIA GROUP LTD est l’unique actionnaire[9] et qui détient la totalité des parts sociales du capital, couvrirait 8 localités et disposerait de 105 stations-services et 93 points de vente de produits dérivés du pétrole, de lubrifiants et du gaz domestique et industriel. À court terme, entre 2016 et 2018, elle disposerait de 30 stations-service, 23 points de vente et estime acquérir et commercialiser localement 20 000 tonnes métriques de gasoil par mois et exporter vers les pays voisins 60 000 tonnes métriques de gasoil pour un chiffre d’affaires mensuel estimé à trente-neuf milliards deux cent soixante-neuf millions deux cent vingt-huit mille huit cents (39 269 228 800) francs CFA et un bénéfice mensuel estimé à dix milliards deux cent trente-huit millions sept cent vingt-huit mille huit cent soixante-douze (10 238 728 872) francs CFA, soit 127,98 francs CFA de bénéfice par litre suivant la plateforme jointe venture.
46. Le Requérant fait valoir que dans le cadre d’un accord de partenariat entre sa société la COMON SA et la PHILIA GROUP LTD, ils ont signé d’abord, un Accord de confidentialité destiné à couvrir toutes informations confidentielles échangées entre les deux structures en relation avec les projets de commercialisation du pétrole et ensuite un Protocole d’accord (MOU) pour l’établissement d’une feuille de route afin de mener ensemble toutes les activités liés aux deux projets à travers une plateforme de joint-venture (JV). Les deux parties se sont entendues sur le principe d’un partage des coûts et des revenus à hauteur de 75,5% pour la COMON SA et 24,5% pour la PHILIA GROUP Ltd.
47. Le Requérant soutient que suite à l’éclatement de l’affaire de trafic international de drogue, il a perdu la confiance de son partenaire qui a résilié leur Protocole d’accord. Pour le préjudice que lui a causé cette perte d’opportunité d’affaires, il demande le paiement de la somme de cent cinquante milliards (150 000 000 000) de francs CFA.
*
48. L’État défendeur évoque les agréments et les autorisations accordés aux sociétés WAF ENERGY SA et BENIN ENERGY OIL SA en vue d’importer, stocker et distribuer les produits pétroliers sur le marché béninois et rejette toute responsabilité dans l’échec de la mise en œuvre de ces projets. Il fait valoir que depuis l’obtention des agréments par le Requérant et par son partenaire aucun fait ni acte de retrait ou d’annulation desdits agréments n’a été opposé aux récipiendaires qui restaient libres de mener à tout moment les activités liées à leurs projets séparément ou en commun.
49. Il fait valoir que s’agissant de la lettre de suspension de partenariat entre le Requérant et PHILIA GROUP, il émet de sérieux doutes sur l’authenticité de ladite lettre et estime qu’elle est une invention du Requérant pour les fins de la cause. L’État défendeur rejette, en outre, toute responsabilité dans la rupture du partenariat entre PHILIA GROUP LTD et la COMON SA et fait valoir que la procédure pénale engagée contre le Requérant s’est soldée par sa relaxe le 04 novembre 2016 après le jugement n° 262/1FD de sorte qu’il était loisible au Requérant de renouer son partenariat avec la PHILIA GROUP LTD ou de rechercher d’autres partenaires réputés dans le domaine du commerce du pétrole.
50. L’État défendeur soutient que le montant de la réparation réclamé par la Requérant n’est ni fondé ni justifié et demande à la Cour de ne pas l’accorder.
* * *
51. La Cour note que, pour justifier le préjudice allégué, le Requérant a joint au dossier une lettre datée du 02 novembre 2016 libellée comme suit : « …Au vue de la récente procédure judiciaire engagée à l’encontre de Mr Sébastien Ajavon en ce qui concerne certaines affaires pénales présumées, nous avons le regret de vous informer qu’avec effet immédiat, toutes les négociations et discussions concernant le MOU et/ou toute autre discussion commerciale entre une filiale et/ou société parente de Philia et une filiale et/ou société parente de COMON CAJAF, sont suspendues ». La même correspondance ajoute qu’en raison de l’éthique qu’observe le Group Philia, celui-ci n’est plus en mesure de poursuivre une quelconque relation d’affaires ou discussions avec la COMON CAJAF.
52. La Cour relève que cette lettre par laquelle PHILIA GROUP annonce la suspension avec effet immédiat de toutes les négociations ou discussions commerciales avec le Requérant évoque comme motif de ladite suspension, les procédures pénales engagées par l’État défendeur contre le Requérant dans le cadre de l’affaire présumée de trafic de drogue.
53. La Cour note aussi que même après la relaxe du Requérant et en dépit des autorisations provisoires obtenues le 9 décembre 2016, le Requérant a encore été l’objet d’une série d’actes et de mesures prises par les autorités administratives et judiciaires contre ses entreprises, ses biens et a été condamné à 20 ans de réclusion pénale par la CRIET.
54. La Cour note, en outre, que dans l’arrêt sur le fond elle a considéré que les procédures judiciaires engagées par l’État défendeur étaient inéquitables et avaient violé les droits du Requérant à la présomption d’innocence et son droit de faire valoir des éléments de preuve garantis à l’article 7(1)(b) et (c) de la Charte. Ainsi, la Cour en déduit que l’échec du plan d’investissement dans le secteur du pétrole est bien lié à l’affaire du trafic de drogue et aux procédures judiciaires engagées par l’État défendeur contre le Requérant et qu’elle a jugées inéquitables.
55. Dès lors, la question sur laquelle la Cour doit se prononcer est de savoir si dans ces circonstances et vu qu’aucune vente de produits pétroliers au titre de ces projets n’avait démarré, le Requérant peut prétendre à une réparation pécuniaire à titre de compensation pour perte d’opportunité d’affaire[10].
56. La Cour est convaincue par la définition donnée par la Cour de cassation française selon laquelle la perte d’une opportunité « implique la privation d’une potentialité présentant un caractère de probabilité raisonnable et non un caractère certain. Il faut en effet que le dommage subi ait fait disparaître la probabilité qu’un événement positif intervienne ou qu’un événement négatif ne survienne[11] ». La Cour Suprême du Portugal[12], qui cite aussi les arrêts des juridictions de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Autriche, des Pays-bas et du Royaume-Unie est allée dans le même sens.
57. Par ailleurs, dans l’affaire Société Benin Control SA c. État du Bénin, le Tribunal arbitral de l’OHADA[13], tenant compte du fait que la suspension unilatéral du contrat de marché par l’État du Bénin a entrainé pour la Société un manque à gagner a conclu que ledit manque à gagner doit être réparé[14].
58. En l’espèce, la Cour considère qu’avant la décision de PHILIA GROUP LTD de suspendre son partenariat avec le Requérant, la probabilité de réaliser l’investissement dans le secteur du pétrole était réelle depuis l’accord du 28 septembre 2016 de sorte que les deux partenaires pouvaient avoir une espérance raisonnable de réaliser les bénéfices escomptés. La probabilité de réaliser ce projet s’est davantage confirmée avec l’obtention des agréments nécessaires le 9 décembre 2016 mais aussitôt dissipée par la procédure pénale devant la CRIET qui a contraint le Requérant à l’exil. Ainsi, la Cour considère que le Requérant a réellement perdu une opportunité d’affaires.
59. Partant de ce constat, la Cour estime qu’en l’espèce le Requérant a droit à une réparation compensatrice appropriée pour perte d’opportunité réelle[15].
60. Le Requérant estime le montant du préjudice subi à cent cinquante milliards (150 000 000 000) francs CFA qui représente, selon lui, le quart de ce que les projets WAF ENERGY SA et BENIN OIL ENERGY SA auraient réalisé comme bénéfice entre 2017 à 2021 dans le cadre de leur plateforme « joint- venture ».
61. La Cour fait observer que pour apprécier le montant de la réparation pour perte de chance, elle tient compte des montants réclamés par le Requérant, du moment où son espérance est née et des bases de calcul ayant abouti à la somme réclamée. En l’espèce, la Cour tient pour base de calcul le bénéfice réalisable tel qu’il ressort du business plan de la plateforme dite « joint-venture » estimé dix milliards deux cent trente-huit millions sept cent vingt-huit mille huit cent soixante-douze (10 238 728 872) francs CFA par mois pour une vente mensuelle estimée à 82 000 000 litres.
62. S’agissant du facteur temps, la Cour observe que dès la signature du Protocole d’accord entre la PHILIA GROUP LTD et la COMON SA le 28 septembre 2016, l’espérance du Requérant qui comptait bénéficier de l’ « expérience solide de PHILIA GROUP LTD dans le secteur du trading et de la logistique pétrolière » était réelle et marque le commencement de ses chances de succès dans le secteur. La période à considérer court donc à partir de cette date.
63. Toutefois, la Cour estime que la réparation des préjudices résultant d’une perte d’opportunité est une réparation forfaitaire qui ne peut pas être égale à l’avantage qui aurait été tiré si l’évènement manqué s’était réalisé et donc elle ne saurait être égale à l’entier gain espéré.
64. Pour évaluer le montant de la réparation, la Cour tient aussi compte des circonstances de la présente affaire. À cet égard, la Cour considère les capacités financières du Requérant pour acquérir et vendre les volumes estimés dans le business plan, sa connaissance du monde des affaires, son expérience d’homme d’affaire lui ayant permis de développer des stratégies commerciales dans le cadre des sociétés qui ont fait sa renommée.
65. La Cour tient également compte du fait que les bénéfices escomptés dans le business plan sont des prévisions qui peuvent, pendant la mise en œuvre du projet, subir des changements notoires liés aux aléas inhérents à toute activité commerciale, à l’imprévisibilité et aux variations des coûts de produits pétroliers sur le marché mondial.
66. La Cour tient en outre compte de l’équité et de la proportionnalité raisonnable[16] et accorde au Requérant une réparation forfaitaire de trente milliards (30 000 000 000) de francs CFA hors impôts pour perte d’opportunité d’affaires dans le secteur du pétrole.
c) Dépenses liées aux procédures judiciaires nationales
67. Le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de lui rembourser toutes les dépenses effectuées devant les juridictions nationales, entre autres les frais de constitution de dossier, les honoraires de dix (10) avocats commis pour assurer sa défense devant la CRIET, les frais de voyage et de séjour des dix avocats et les frais d’actes d’huissier.
68. L’État défendeur n’a pas formulé d’observations sur cette demande.
* * *
69. La Cour note que s’agissant des réclamations relatives aux frais de constitution de dossier, aux honoraires de dix avocats ainsi que leurs frais de voyage et de séjour, aucune pièce justificative n’a été soumise par le Requérant pour soutenir lesdites réclamations.
70. Par conséquent, la Cour conclut que la demande de remboursement du Requérant est rejetée.
71. S’agissant des frais d’actes d’huissier, la Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que le Requérant a eu à payer plusieurs frais de transcription de supports audio et vidéo, de constats d’huissier et de notifications par voie d’huissier.
72. La Cour constate que ces frais d’actes d’huissier qui s’élèvent à deux millions trois cent vingt-deux mille neuf cent quatre–vingt-dix (2 322 990) francs CFA, ont été engagés par le Requérant dans les procédures nationales relatives à l’affaire de trafic international de drogue jusqu’aux significations du pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la CRIET le 18 octobre 2018. Ces dépenses dont les pièces justificatives sont fournies au dossier ont donc un lien avec les violations du droit du Requérant à un procès équitable garanti à l’article 7 de la Charte, l’interdiction d’être jugé deux fois pour le même fait prévu à l’article 14(7) du PIDCP et doivent être remboursés en totalité au Requérant.
73. En conséquence, la Cour conclut que l’État défendeur doit rembourser au Requérant la somme de deux millions trois cent vingt-deux mille neuf cent quatre–vingt-dix (2 322 990) francs CFA au titre des frais de divers actes d’huissier.
d) Dépenses effectuées en exil
74. Le Requérant expose que c’est la violation de ses droits par l’État défendeur, surtout en le faisant juger une seconde fois par la CRIET, qui l’a poussé à l’exil et qui a entrainé pour lui des dépenses qu’il n’aurait pas effectuées s’il n’était pas en exil. Il résume lesdites dépenses en achat de titres de voyage, en frais d’hôtel et de communication pour discuter avec sa famille et ses soutiens politiques au Bénin.
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75. L’État défendeur soutient que s’agissant de l’achat de titres de voyage non utilisés par le Requérant pour rentrer de son exil, celui-ci n’a pas suffisamment établi la preuve qu’il a été empêché d’embarquer pour le Bénin. Il allègue que réclamer à l’État défendeur de rembourser les montants desdits titres de voyage reviendrait à demander à celui-ci de payer les vacances ou les voyages d’agrément d’un citoyen qui se dérobe à la justice en refusant d’assumer les conséquences pénales de ses actes.
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76. La Cour relève que par crainte des conséquences de la procédure pénale engagée contre lui devant la CRIET, le Requérant s’est retrouvé en exil en France avec quatre (4) membres de sa famille. La Cour, ayant conclu que cette procédure qui a abouti à la condamnation du Requérant à une peine d’emprisonnement de 20 ans avait violé le droit de celui-ci au procès équitable et le droit de ne pas être jugé deux fois pour la même cause, estime que le Requérant a droit à une réparation conséquente.
77. La Cour constate que la réparation ainsi demandée inclut les dépenses effectuées pour le compte de quatre autres membres de sa famille. S’agissant de ces derniers, la Cour estime nécessaire de rechercher les liens entre ceux-ci et le Requérant.
78. En général, pour accorder le bénéfice d’une réparation à des personnes autres que le Requérant, celui-doit rapporter la preuve des liens entre lesdites personnes et lui-même.
79. La Cour note qu’aucun document d’identité pouvant justifier les liens de parenté entre le Requérant et les personnes qu’il indique comme étant les membres de sa famille n’a été soumis à l’appréciation de la Cour. Toutefois, en l’absence de documents d’identité, il ressort des copies de billets d’avion jointes au dossier que Goudjo Ida Afiavi est épouse Ajavon et que Ronald, Evaella et Ludmilla portent comme nom Ajavon Ronald et mesdemoiselles Evaella et Ludmilla Ajavon. La Cour relève aussi que selon le rapport médical établi par le médecin psychologue du Groupement Hospitalier de Territoire de Saint –Denis en France, Sébastien Ajavon, Ida Afiavi, Ronald, et Ludmilla ont été reçus à la clinique en leur qualité respective de père, mère et enfants. La Cour en déduit que ces quatre personnes ont un lien de famille direct avec le Requérant et les dépenses alléguées doivent être prises en compte.
80. La Cour relève que l’État défendeur dans ses observations sur cette demande n’a pas contesté le lien de famille directe entre les personnes concernées et le Requérant.
81. En l’espèce la Cour constate que le Requérant soumet comme pièce justificative des dépenses liées à son exil cinq (5) billets d’avion au prix de un million cinq cent quatre-vingt-un mille neuf cents (1 581 900) francs CFA chacun, acquis pour le compte du Requérant lui-même, son épouse Ajavon Goudjo Ida Afiavi, son fils Ajavon Ronald, ses filles Ajavon Evaella et Ajavon Ludmilla.
82. En conséquence, la Cour accorde au Requérant le remboursement de la somme de sept millions neuf cent neuf mille cinq cents (7 909 500) francs CFA, représentant la somme totale utilisée pour l’achat des 5 billets d’avion.
ii. Préjudice moral
a) Préjudice moral subi par le Requérant
83. Le Requérant soutient qu’il a subi une importante atteinte à sa réputation en raison de sa présentation par le pouvoir politique du Benin comme étant un trafiquant de drogue et joint à cet effet des coupures de journaux affichant à leurs unes, des titres injurieux et diffamatoires avec des contenus qui reflètent tout l’acharnement du pouvoir politique contre sa personne.
84. Le Requérant soutient que la violation de ses droits par l’État défendeur a terni sa réputation de « grand homme d’affaires », de Président du Conseil du Patronat du Bénin et d’homme politique sur l’échiquier national qui a recueilli, au premier tour des élections présidentielles de mars 2016, 23% des suffrages et classé 3ème juste après l’actuel Chef de l’État du Bénin qui a eu 24%.
85. Il invoque la série de mesures administratives prises par l’administration des douanes, des impôts et la préfecture de l’Atlantique pour le dépouiller de ses biens mobiliers et immobiliers et allègue que depuis le déclenchement de cette affaire, il vit dans la tristesse, l’anxiété et le désarroi de voir ses entreprises détruites et sa famille attaquée.
86. Le Requérant expose que la procédure judiciaire devant la CRIET l’a poussé à l’exil où il vit avec sa famille dans la peur d’une extradition aux fins d’être mis injustement en prison. Il allègue que les procès dont il a fait l’objet et les condamnations pénales subséquentes ont terni son image et porté un coup dur à sa réputation tant au plan national qu’auprès de ses partenaires commerciaux à l’échelle internationale.
87. Le Requérant réclame le paiement de la somme de cent milliards (100 000 000 000) de francs CFA en guise de réparation de l’atteinte portée à son image et à sa réputation auprès de ses partenaires économiques ainsi que des souffrances physiques et psychologiques dont ont souffert les membres de sa famille et lui-même.
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88. L’État défendeur réfute l’idée même d’un préjudice moral souffert par le Requérant et les membres de sa famille. Il soutient que si d’aventure le Requérant a moralement souffert des publications de ceux qu’il qualifie de « glorificateurs du pouvoir en place », il ferait mieux de s’en prendre à ces derniers au lieu de réclamer des réparations à l’État du Bénin.
* * *
89. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle il y a une présomption de préjudice moral souffert par le Requérant dès lors que la Cour a constaté la violation des droits de celui-ci de sorte qu’il n’est plus nécessaire de rechercher les éléments de preuve pour établir le lien entre la violation et le préjudice[17]. La Cour a également jugé que l’évaluation des montants à octroyer au titre de la réparation du préjudice moral devrait être faite sur la base de l’équité en tenant compte des circonstances de chaque affaire[18].
90. Dans la présente affaire, la demande de réparation du préjudice moral souffert par le Requérant résulte de la violation des articles 5 et 7(1)(a) et (b) de la Charte relatifs au respect de la dignité et au droit à un procès équitable constatée dans l’arrêt du 29 mars 2019.
91. La Cour rappelle que dans son arrêt du 29 mars 2019, elle a conclu que les propos tenus par certaines autorités politiques, la propagande médiatique sur l’affaire de trafic de drogue et la reprise du procès par la CRIET ont porté atteinte à l’image du Requérant tout comme ils ont nui à la réputation et à la haute personnalité d’homme politique et d’homme d’affaires dont il jouit sur l’échiquier national et international. Elle note également que le Requérant a affirmé que depuis le début de cette affaire, il a perdu la confiance de ses partenaires en affaires et qu’il vit dans l’angoisse de voir toutes ses entreprises détruites et dans la peur d’être emprisonné pendant vingt ans. La Cour note que le Requérant s’est aussi dit profondément terrifié depuis l’arrêt de la CRIET et les condamnations prononcées contre lui et a souffert d’être victime de l’arbitraire.
92. Toutefois, dans son arrêt du 29 mars 2019, la Cour a ordonné à l’État défendeur d’annuler l’arrêt n° 007/3C.COR rendu le 18 octobre 2018 par la CRIET de manière à en effacer tous les effets. Ce faisant, la Cour considère une telle mesure comme source de satisfaction morale qui, cependant, n’exclut pas les possibilités d’une réparation sous la forme d’une compensation pécuniaire.
93. À cet égard, la Cour relève par exemple que dans l’affaire Société Benin Control SA c. État du Bénin[19], le Tribunal arbitral de l’OHADA[20] en considérant que les accusations d’escroquerie non fondées portées contre la Société Benin Control SA lui ont causé un préjudice moral certain aux yeux de ses partenaires, a accordé à ladite société la somme forfaitaire de deux milliards (2 000 000 000) de francs CFA hors taxes en réparation du préjudice moral subi.
94. Partant de ces constats, la Cour fait observer que le montant de la réparation à accorder au Requérant, en l’espèce, doit être évalué en fonction de la gravité de l’accusation portée contre lui, du degré d’humiliation et de souffrances morales qu’il a dû ressentir en tant qu’homme d’affaires et homme politique, président du patronat et candidat classé en 3ème position aux élections présidentielles dans son pays en 2016.
95. Pour toutes ces considérations la Cour accorde au Requérant une réparation du préjudice moral qu’il a personnellement subi pour un montant forfaitaire de trois milliards (3 000 000 000) de francs CFA.
b) Préjudice moral subi par les membres de la famille du Requérant
96. Le Requérant allègue que son épouse dame Ajavon Goudjo Ida Afiavi et tous ses enfants Ajavon Ronald, Ajavon Evaella et Ajavon Ludmilla ont été affectés et traumatisés par ces déboires judiciaires et les railleries des voisins et des amis. Il soutient que depuis leur exil en France, les membres de sa famille ont sombré dans une dépression sévère marquée d’insomnie et de crises de comportement chez les enfants sous forme d’agitation et de hurlements hystériques, nonobstant les soins antidépressifs qui leurs sont administrés.
***
97. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que les membres de la famille directe ou proche qui ont souffert physiquement ou psychologiquement de la situation de la victime peuvent se prévaloir du droit à la réparation du préjudice moral que leur cause ladite souffrance[21]. Toutefois, pour octroyer la réparation du préjudice moral aux membres de la famille du Requérant ceux-ci doivent rapporter la preuve de leur lien familial.
98. En l’espèce, la Cour en tenant pour preuve la copie des billets d’avion et le rapport médical joints au dossier a déjà retenu, au paragraphe 80 du présent arrêt, que les nommés Goudjo Ida Afiavi, Ronald, Evaella et Ludmilla sont respectivement l’épouse et les enfants du Requérant.
99. La Cour note que le Requérant soutient que les conditions et le train de vie de son épouse Goudjo Ida Afiavi et de ses enfants Ronald, Evaella et Ludmilla se sont dégradés depuis la saisie conservatoire de leurs comptes. Elle relève également que suivant le rapport médical établi le 04 décembre 2018 par le médecin psychologue du Groupement Hospitalier de Territoire de Saint –Denis en France, le Requérant, son épouse Ida et ses enfants Ronald et Ludmilla qui ont été reçus en urgence les 11 octobre et 28 novembre 2018 « souffrent d’un traumatisme psychologique majeur qui s’est compliqué d’une insomnie, de céphalées et de crises de comportement qui nécessitent une investigation en neuro - science ».
100. La Cour relève également que l’exil des membres de la famille du Requérant a un lien avec les violations des droits du Requérant devant la CRIET de sorte que l’angoisse ou les souffrances psychologiques alléguées sont établies.
101. À cet égard, la Cour statuant en équité, fait droit à la demande de réparation du préjudice moral subi par les membres de la famille du Requérant et leur accorde les sommes forfaitaires de quinze millions (15 000 000) francs CFA pour l’épouse et de dix millions (10 000 000) francs CFA à chaque enfant.
2) Réparations non pécuniaires
102. Dans la présente affaire le Requérant soutient que depuis le début de l’affaire de trafic international de drogue les membres de sa famille et lui-même sont confrontés à de multiples difficultés qui résultent des saisies conservatoires opérées sur leurs comptes bancaires ainsi que de l’opposition à l’exécution d’opérations sur des comptes.
103. Suite à la réouverture des débats sur le préjudice résultant de l’échec de l’investissement dans le secteur du pétrole, le Requérant demande à la Cour de constater le refus de l’État défendeur de mettre en œuvre l’arrêt de la Cour en date du 29 mars 2019.
i. Réparation qui se déduit de la violation du principe Non bis in idem
104. Aux termes de l’article 27 du Protocole, lorsqu’elle constate la violation d’un droit de l’homme, la Cour ordonne toutes les mesures de réparation qu’elle juge adéquate. En l’espèce, la Cour rappelle que dans son arrêt du 29 mars 2019, suite à la constatation de la violation par l’État défendeur du principe Non bis in idem, elle a ordonné à ce dernier de prendre toutes les mesures nécessaires pour annuler l’arrêt n° 007/3C.COR rendu le 18 octobre 2018 par la CRIET de manière à en effacer tous les effets et de faire rapport à la Cour dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification dudit arrêt.
105. La Cour n’estime plus nécessaire de statuer à nouveau sur cette réparation qui découle de la double constatation de l’incompétence[22] de la CRIET pour juger le Requérant et du fait de la violation du principe Non bis in idem par ladite juridiction.
ii. Préjudice résultant des saisies des comptes bancaires
a) Saisies des comptes bancaires du Requérant et ceux des membres de sa famille
106. Le Requérant expose que suite à la procédure judiciaire enclenchée contre lui dans l’affaire de trafic international de drogue, les services des impôts ont procédé, le 14 août 2017, à des redressements fiscaux sur ses sociétés et à la suite desquels des saisies conservatoires dont le montant s’élève à deux cent cinquante-quatre millions (254 000 000) d’euros ont été opérées sur ses comptes bancaires, ceux des sociétés JRL SA, SGI ELITE et COMON SA ainsi que sur ceux de ses enfants qui éprouvent, depuis lors, de graves difficultés économiques et qui voient ainsi leur espace de distraction se rétrécir. Le Requérant demande à la Cour de considérer le préjudice que lui cause une telle mesure et de lui accorder une réparation.
*
107. L’État défendeur soutient que les procédures fiscales engagées contre les sociétés appartenant au Requérant sont amplement régulières et prie la Cour de rejeter la demande de réparation sollicitée par celui-ci.
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108. La Cour constate que les redressements fiscaux suivis des saisies opérées sur les comptes du Requérant, les membres de sa famille et toutes les saisies consécutives à la procédure fiscale enclenchées après l’affaire de trafic international de drogue couvrent les exercices comptables et financiers des activités de 2014, 2015, 2016 et 2017 des sociétés JRL SA, SGI ELITE et COMON SA ; cette dernière qui intervient dans l’importation de produits surgelés est de surcroit l’unique actionnaire de la SGI ELITE. Quant à la société JLR SA, elle intervient au même titre que la COMON SA dans le commerce de produits surgelés.
109. Il ressort également des pièces du dossier que lesdites saisies ont été opérées au niveau de toutes les banques nationales où le Requérant et les membres de sa famille entretiennent des comptes ainsi que sur les comptes des sociétés JLR SA, SGI ELITE et COMON SA sans indication du montant représentant la quotité insaisissable légale.
110. La Cour observe qu’une telle saisie générale, sans respect de la quotité saisissable, quels qu’en soient les motifs apparait abusive et met le Requérant dans une situation qui ne lui permet pas d’exercer normalement ses activités économiques et qui prive sa famille de moyens de subsistance. La Cour estime que dans ces conditions, le Requérant a subi un préjudice réel lié à la violation de son droit à un procès équitable garanti à l’article 7 de la Charte.
111. Par conséquent, la Cour statuant en équité conclut que l’État défendeur doit prendre les mesures nécessaires, notamment lever sans délai les saisies opérées sur les comptes du Requérant et sur ceux des membres de sa famille.
b) Levée de l’opposition à l’exécution d’opérations sur les comptes de la société AGROPLUS
112. Le Requérant soutient que suite à une procédure de blanchiment de capitaux lancée contre la Société AGROPLUS, la Cellule Nationale de Traitement des Informations Financières (CENTIF) a fait opposition à l’exécution des opérations sur les comptes de ladite Société pour une durée d’un an. À l’échéance, le Requérant affirme avoir demandé, mais sans l’obtenir, la levée de l’opposition à l’exécution des opérations. Cependant, le 02 mai 2018 le juge d’instruction a ordonné aux 14 banques concernées de proroger le délai d’opposition à l’exécution d’opérations sur les comptes ouverts dans leurs livres et appartenant à la Société AGROPLUS. Le Requérant soutient qu’il s’agit de mesures prises par l’État défendeur aux fins de liquider ses biens.
113. L’État défendeur soutient que la demande du Requérant est dépourvue de fondement juridique et affirme qu’elle doit être rejetée.
* * *
114. La Cour relève que l’opposition à l’exécution d’opérations sur les comptes bancaires ouverts au nom de la Société AGROPLUS ordonnée en 2017 et prolongée en 2018 est intervenue juste après l’affaire de trafic de drogue qui a impliqué le Requérant et est perçue comme une des conséquences directes de cette affaire.
115. À cet effet, il y a lieu de constater que dans le cadre de la présente affaire plusieurs services centraux de l’État défendeur ont entamé, dès le déclenchement de l’affaire de trafic international de drogue, différentes procédures touchant particulièrement les sociétés et les biens du Requérant. L’action menée par le CENTIF s’inscrit dans ce contexte presque généralisé. En tout état de cause, le doute sur la réputation du Requérant et la méfiance qui s’en est suivie sont la conséquence de la violation du droit au procès équitable constatée dans l’arrêt du 29 mars 2019.
116. Ainsi, la Cour conclut que le lien entre l’interdiction d’exécution des opérations bancaires et les violations constatées dans son arrêt au fond est établi et fait droit à la réparation des préjudices subis.
117. En conséquence, la Cour estime que l’État défendeur doit lever l’opposition à l’exécution des opérations bancaires sur les comptes ouverts au nom de la société AGROPLUS.
iii. Levée de la suspension du terminal à conteneur et de la fermeture de la radio Soleil FM et de la télévision SIKKA TV
118. Le Requérant soutient que par deux décisions datées du 28 novembre 2016, la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication a procédé à la coupure des signaux de la station de radio Soleil FM et de la télévision SIKKA TV. Il soutient que lesdites interdictions n’ont jamais été levées et prie la Cour de considérer le préjudice que lui causent ces interdictions d’émettre et de lui accorder une réparation.
119. L’État défendeur affirme que les décisions de l’autorité de régulation des médias est légale et régulière et que par voie de conséquence le Requérant ne peut prétendre à une quelconque réparation.
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120. La Cour rappelle que s’agissant de la suspension du terminal à conteneur de la SOCOTRAC SARL, de la fermeture de la station de radio diffusion Soleil FM et de la chaine de télévision SIKKA TV, elle avait conclu dans son arrêt du 29 mars 2019 qu’en suspendant les activités desdites sociétés, l’État défendeur avait violé le droit de propriété du Requérant garanti à l’article 14 de la Charte.
121. En conséquence, la Cour conclut que l’État défendeur doit procéder à la réouverture desdits médias et lever la suspension du terminal à conteneur de la SOCOTRAC SARL.
iv. Garantie de non répétition
122. Le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de suspendre l’application de certaines lois nationales jugées inconstitutionnelles et non conformes aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme et ratifiées par l’État défendeur.
123. L’État défendeur soutient que les lois invoquées par le Requérant ont été adoptées par un État souverain conformément à son droit et qu’ainsi aucune instance ne peut ordonner la suspension de leur application ou leur nullité.
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124. La Cour rappelle que dans l’arrêt du 29 mars 2019, elle a constaté que les dispositions des articles 12 et 19 alinéa 2 de la loi N° 2018-13 du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET ne sont pas conformes aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme et ratifiés par l’État défendeur, en l’occurrence à l’article 3(2) de la Charte et l’article 14(5) du PIDCP respectivement.
125. En particulier, la Cour a constaté que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à une égale protection de la loi garanti à l’article 3 de la Charte en ce que l’article 12 de la loi du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET n’établit pas l’égalité entre les parties.
126. S’agissant de la non-conformité de l’article 19 alinéa 2 aux dispositions du PIDCP, la Cour rappelle qu’elle a considéré que l’État défendeur a violé le droit du Requérant au double degré de juridiction garanti à l’article 14(5) du PIDCP en ce que l’article 19 alinéa 2 de la loi du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET dispose que les décisions de cette juridiction ne sont pas susceptibles d’appel.
127. Sur ces deux points, la Cour estime que l’État défendeur doit prendre les mesures nécessaires pour réviser les deux dispositions de la loi portant création de la CRIET de manière à les rendre conformes aux dispositions des articles 3(2) de la Charte et 14(5) du PIDCP[23].
v. Non application de l’arrêt du 29 mars 2019 et les censures des partis politiques de l’opposition ou de leurs leaders
128. Le Requérant soutient qu’en dépit des mesures ordonnées par la Cour de céans dans son ordonnance du 7 décembre 2018 et dans son arrêt du 29 mars 2019, l’État défendeur s’est obstinément abstenu de se conformer aux mesures ordonnées et a, au contraire, pris contre lui des mesures qui violent encore ses droits.
129. Il allègue en outre que l’État défendeur, par une série d’actes viole ses droits civils et politiques ainsi que ceux des leaders des partis d’opposition au Bénin. Le Requérant prie la Cour de constater les dites violations à son égard ainsi qu’à l’égard des autres chefs de partis politiques de l’opposition notamment de Messieurs Thomas Yayi Boni et de Lionel Zinsou.
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130. L’État défendeur s’oppose à l’examen des nouvelles allégations du Requérant et demande à la Cour de les ignorer.
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131. La Cour rappelle que dans l’ordonnance du 1er octobre 2019 portant rabat du délibéré et réouverture des débats, elle a bien spécifié l’objet du rabat et les points sur lesquels les parties devraient apporter des clarifications. À cet égard, la Cour ne saurait recevoir et examiner, dans la présente affaire, de nouvelles allégations qui n’entrent pas dans l’objet délimité par l’ordonnance du rabat du délibéré.
B. Sur la demande reconventionnelle de l’État défendeur
132. L’État défendeur soutient que la procédure engagée par le Requérant devant la Cour de céans est abusive, dépourvue de motifs sérieux et tend à assouvir une névrose ainsi qu’à affaiblir financièrement l’État de Bénin. Il affirme que le Requérant a saisi la Cour dans le seul dessein de nuire à son État. Aussi, l’État défendeur, demande-t-il à la Cour de condamner le Requérant à lui payer la somme de un milliard cinq cent quatre-vingt- quinze millions huit cent cinquante mille (1 595 850 000) de francs CFA à titre de dommages et intérêts.
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133. Le Requérant conteste la demande de réparation formulée par l’État défendeur. Il affirme que la procédure qu’il a engagée contre l’État défendeur devant la Cour de céans est justifiée et prie la Cour de rejeter la demande reconventionnelle de celui-ci.
* * *
134. La Cour rappelle que dans son arrêt du 29 mars 2019 elle s’est déclarée compétente pour connaitre de la présente affaire et a aussi conclu à la recevabilité de la Requête qui a rempli toutes les conditions requises par les textes. La Cour a en outre constaté une série de violations des droits du Requérant par l’État défendeur de sorte qu’il revient plutôt à ce dernier de réparer les préjudices subis par le Requérant. Ainsi, la Requête introduite par le Requérant devant la Cour est régulière et n’a rien d’abusif.
135. En conséquence, la demande reconventionnelle en dommages intérêts formulée par l’État défendeur est rejetée.
VI. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
136. Le Requérant demande à la Cour le remboursement des dépenses qu’il a engagées dans le cadre de la procédure judiciaire devant la Cour de céans. Il plaide le remboursement des frais de constitution du dossier, des frais d’envoi par DHL, des actes de procédure, des honoraires de trois (03) avocats, leurs frais de voyage et de séjour à Arusha. Le Requérant demande, en outre, à la Cour de condamner l’État défendeur aux dépens.
137. Il réclame en outre le remboursement de la somme de dix (10 000 000 000) de francs CFA au titre de frais de justice supplémentaire suscités par la réouverture partielle des débats.
*
138. L’État défendeur demande à la Cour de rejeter toutes les demandes du Requérant et de condamner ce dernier aux entiers dépens.
* * *
139. Aux termes de l’article 30 du Règlement « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses propres frais de procédure ».
140. S’agissant des frais de constitution du dossier, des actes de procédure, de leur envoi par DHL, la Cour considère que même si ces dépenses ont été engagées pour les besoins de la procédure devant elle, le Requérant n’en produit aucune pièce justificative. Il en est de même de la demande de remboursement des frais de procédure supplémentaires exprimée par le Requérant suite à la réouverture partielle des débats suivant l’ordonnance du 1er octobre 2019.
141. Comme la Cour l’a rappelé dans le présent arrêt, la demande de remboursement des frais de procédure doit être étayée par des éléments de preuve.
142. En l’espèce, la Cour ne peut pas ordonner le remboursement des frais d’avocats, des frais du dossier, des actes de procédure et de leur envoi par DHL, faute de justifications desdites dépenses[24].
143. À cet égard, la Cour décide, compte tenu des circonstances de l’espèce, que chaque partie supporte ses propres frais de procédure et dépens.
VII. DISPOSITIF
144. Par ces motifs,
LA COUR,
A. Sur les réparations demandées par le Requérant
1. Réparations pécuniaires
a. Préjudice matériel :
À l’unanimité
i. Rejette la demande de remboursement des frais de dossier, des honoraires d’avocats et de leurs frais de voyage devant les juridictions nationales ;
ii. Rejette la demande de réparation pour pertes subies sur les sociétés JLR SA, SGI L’ELITE, CAJAF SA et IDEAL PRODUCTION SARL ;
iii. Ordonne à l’État défendeur de payer au Requérant la somme de trente-six milliards trois cent trente millions quatre cent vingt mille neuf cent quarante- sept (36 330 420 947) de francs CFA ventilée comme suit :
1. quatre milliards trois cent cinquante-neuf millions six cent soixante et un mille sept cent soixante-cinq (4 359 661 765) francs CFA pour pertes de bénéfice sur la COMON SA et la SOCOTRAC SARL entre 2016 et 2017 ;
2. un milliard neuf cent soixante millions cinq cent vingt-six mille six cent quatre-vingt-douze (1 960 526 692) francs CFA pour dépréciation des parts sociales du Requérant dans les sociétés COMON SA et SOCOTRAC SARL ;
3. deux millions trois cent vingt-deux mille neuf cent quatre-vingt-dix (2.322.990) francs CFA représentant les frais d’actes d’huissier ;
4. sept millions neuf cent neuf mille cinq cents (7 909 500) francs CFA représentant la somme totale utilisée pour l’achat de cinq billets d’avion ;
À la majorité de six voix contre quatre les juges Gérard NIYUNGEKO, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA et Chafika BENSAOULA étant dissidents
5. trente milliards (30 000 000 000) de francs CFA pour réparation du préjudice lié à la perte d’opportunité d’investissement dans le secteur du pétrole ;
b- Préjudice moral
À l’unanimité
iv. Ordonne à l’État défendeur de payer les sommes de :
1. quinze millions (15 000 000) francs CFA à l’épouse du Requérant, dame Goudjo Ida Afiavi ;
2. dix millions (10 000 000) Francs CFA à chacun des enfants Ajavon Ronald, Ajavon Evaella et Ajavon Ludmilla pour le préjudice moral qu’ils ont subi ;
À la majorité de sept voix contre trois, les juges Gérard NIYUNGEKO, M-Thérèse MUKAMULISA et Chafika BENSAOULA étant dissidents
3. trois milliards (3 000 000 000) de francs CFA au Requérant ;
2. Réparations non pécuniaires
À l’unanimité
v. Déclare que la demande tendant à faire constater la non application par l’État défendeur de ses obligations résultant de l’arrêt du 29 mars 2019 est rejetée ;
vi. Ordonne à l’État défendeur de prendre les mesures nécessaires pour :
1. la main levée immédiate des saisies sur les comptes et les biens du Requérant et des membres de sa famille ;
2. la main levée immédiate de l’opposition à l’exécution d’opérations sur les comptes ouverts au nom de la société AGROPLUS ;
3. la levée immédiate des mesures de suspension du terminal à conteneur de la SOCOTRAC SARL et de fermeture des stations de radio diffusion Soleil FM et de télévision SIKKA TV et de lui soumettre un rapport sur la mise en œuvre de ce point dans un délai de trois (3) mois à compter de la date de notification du présent arrêt ;
Garantie de non répétition
À l’unanimité
vii. Ordonne à l’État défendeur d’amender les articles 12 et 19 alinéa 2 de la loi n° 2018-13 du 2 juillet 2018 portant création de la CRIET de manière à les rendre conformes aux dispositions des articles 3(2) de la Charte et 14(5) du PIDCP ;
B. Sur la demande reconventionnelle
À l’unanimité
viii. Rejette la demande reconventionnelle de l’État défendeur ;
C. Sur les frais de procédure et les dépens
À l’unanimité
ix. Dit que chaque partie supporte ses propres frais de procédure et ses dépens ;
D. Sur la mise en œuvre et les rapports
À l’unanimité
x. Ordonne à l’État défendeur de payer tous les montants nets indiqués aux points (iii et iv) du présent dispositif, en franchise d’impôts, dans un délai de six (6) mois à compter de la date de notification du présent arrêt, faute de quoi il aura à payer également des intérêts moratoires calculés sur la base du taux applicable fixé par la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), pendant toute la période de retard et jusqu’au paiement intégral des sommes dues ;
xi. Ordonne à l’État défendeur de lui faire rapport sur la mise en œuvre du point (vii) du présent dispositif dans un délai d’un (1) an à compter de la date de notification du présent arrêt ;
xii. Ordonne à l’État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à compter de la notification du présent arrêt, un rapport sur l’état d’exécution des décisions prises dans cet arrêt et concernées par les points iii, iv et vi.1 et 2 du présent dispositif.
Ont signé
Sylvain ORÉ, Président ;
Ben KIOKO, Vice-Président ;
Gérard NIYUNGEKO, Juge ;
El Hadji GUISSÉ, Juge ;
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;
Ângelo V. MATUSSE, Juge ;
Suzanne MENGUE, Juge ;
M-Thérèse MUKAMULISA, Juge ;
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;
Chafika BENSAOULA, Juge ;
et
Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 28(7) du Protocole et à l’article 60(5) du Règlement, l’opinion dissidente du juge Gérard NIYUNGEKO est jointe au présent Arrêt.
Fait à Zanzibar, ce vingt-huitième jour du mois de novembre de l’an deux mille dix-neuf, en anglais et en français, le texte français faisant foi.
[1] Voir requête n°013/2017 : Arrêt du 29/3/2019 (Fond), Sébastien Germain Ajavon c. République du Bénin (ci-après « Sébastien Germain Ajavon c. République du Bénin (Fond »), §§ 287 et 291.
[2] Ayants droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablassé, Ernest Zongo et Blaise Ilboudo et Mouvement Burkinabé des droits de l’homme et des peuples c. Burkina Faso (Réparations) (2015) 1 RJCA 265, § 20 ; Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso (Réparations) (2016) 1 RJCA 358, § 15.
[3] Révérend Christopher R. Mtikila c. Tanzanie (Réparations) (2014) 1 RJCA 74, § 40.
[4] CPJI, Usine de Chorzow, Allemagne c. Pologne, Compétence, Décision sur les indemnités et le fond 26/7/1927, 16/12/1927 et 13/9/ 1928, Rec. 1927, p. 47.
[5] Requête n°003/2014, Arrêt du 7/12/2018 (Réparations) Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda (« Arrêt Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda (Réparations) »), § 20.
[6] Ayants droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablassé, Ernest Zongo et Blaise Ilboudo et Mouvement Burkinabé des droits de l’homme et des peuples c. Burkina Faso (Réparations) (2015) 1 RJCA 265, § 20 ; Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso (Réparations) (2016) 1 RJCA 358 op. cit. § 49.
[7] CEDH, affaire Sovtransavto Holding c. Ukraine, Requête n°48553/99, Arrêt du 02/10/2003, §§ 55 et 57. Dans cette affaire la Cour européenne avait tenu compte des interventions du Président de l’Ukraine dans la procédure judiciaire et d’autres violations d’ordre procédural dans la détermination du montant de la réparation.
[8] BENIN OIL ENERGY SA a été constituée le 9/08/2016 par le Requérant qui détient la totalité des actions du capital de 300 millions de francs CFA.
[9] WAF ENERGY SA a été constituée le 3/08/2016 par la Société PHILIA GROUP LTD qui détient la totalité des actions.
[10] CEDH, Requête n°25444/94, arrêt du 25/3/1999, Pélissier et Sassi c. France, §§ 77 et 80.
[11] Chambre civile de la Cour de cassation en France, Arrêt du 7/4/2016, pourvois n°15-14.888 et n°15-11.342.
[12] Cour Suprême du Portugal, Arrêt du 9/7/2015, pourvoi n°5105/12.2TBXL.L1.S1 avec des références à la jurisprudence de plusieurs pays.
[13] Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique.
[14] Sentence arbitrale du 13/5/2014.
[15] La Cour européenne avait, elle aussi affirmé que « la perte de perspectives réelles justifie l’octroi d’une satisfaction équitable »… « …parfois évaluée en compensation pécuniaire » : CEDH, affaire Sovtransavto Holding c. Ukraine, op. cit. § 51 ; CEDH, Requête n°42317/98, Arrêt du 16/11/2004, Hooper c. Royaume –Unis, § 31 ; Requête n°45725/99, Arrêt du 14/3/2002, Malveiro c. Portugal, § 30.
[16] Requête n° 003/2014 : Arrêt du 7/12/2018 (Réparations), Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda, (« Arrêt Ingabiré Victoire Umuhoza c. Rwanda (Réparations) »), § 72.
Voir aussi CEDH : Requête n°40167/06, Sargsyan c. Azerbaîdjan et Requête n°13216/05, Chiragov et autres c. Arménie, Arrêt sur la satisfaction équitable, Grande Chambre du 12/12/2017. Dans cette jurisprudence la Cour européenne fait connaitre qu’«elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise.
[17] Arrêt Ingabire Victoire c. Rwanda, op cit. § 59 ; Ayants droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablassé, Ernest Zongo et Blaise Ilboudo et Mouvement Burkinabé des droits de l’homme et des peuples c. Burkina Faso (Réparations) (2015) 1 RJCA 265, § 20 ; Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso (Réparations) (2016) 1 RJCA 358, op cit. § 61.
[18] Ibid Arrêt Ayants droit de feu Norbert Zongo c. Burkina Faso (Réparation), § 61.
[19] Sentence arbitrale du 13 mai 2014.op.cit.
[20] Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires en Afrique.
[21] Ayants droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablassé, Ernest Zongo et Blaise Ilboudo et Mouvement Burkinabé des droits de l’homme et des peuples c. Burkina Faso (Réparations) (2015) 1 RJCA 265, § 20 ; Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso (Réparations) (2016) 1 RJCA 358, op. cit. § 47.
[22] CIADH : affaire Cantoral Benavides c. Pérou, (Réparation) Arrêt du 3 décembre 2001, Série C. N° 88, §§ 77 et 78.
[23] V. CADHP, Communication n°231/99, Avocats sans Frontières c. Burundi, novembre 2000 (28ème Session) ; communication n°218/98, Civil Liberties Organisation, Legal Defense Centre, Legal Defense and Assistance Project c. Nigeria, May 2001 (29ème Session).
V. aussi CDH, Affaire Suárez de Guerrero c. Colombie, constatations du 30/3/1982, CCPR/C/15/D/45/1979, § 15; Affaire Cesario Gómez Vázquez c. Espagne, constatations du 11/8/2000, CCPR/C/69/D/701/1996, § 13.
[24] Arrêt Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda (Réparations), op. cit. §§ 48, 49, 52.